LE PARADIS Murshida Sharifa Lucy Goodenough |
Le paradis, aujourd’hui, ne jouit pas d’une grande popularité. La majorité des gens y pense très peu.
Il n’en a pas toujours été ainsi. Il y eut des époques où les gens y pensaient au contraire énormément, où ils se réjouissaient d’y aller, où c’était une préoccupation pour tout le monde. Aujourd’hui, il y a peu de personnes qui y croient et qui pensent en jouir un jour, ou bien qui doutent d’y être admises. Mais il est certain que les conceptions que l’on se faisait jadis du paradis ont joué un grand rôle dans les divergences religieuses: savoir si l’on était ou non prédestiné à y aller, ou à aller dans un autre lieu; savoir s’il y avait quelque chose qui pouvait changer cette destinée, tout le Moyen-Age et la Réforme ont agité ces questions. Aujourd’hui l’on n’y pense plus guère, sans doute parce que l’on estime que le paradis tel que la religion nous l’a dépeint n’est guère intéressant et qu’il n’est pas tellement souhaitable d’y aller. Et puis il est très difficile d’imaginer aujourd’hui que le paradis est un lieu dans l’au-delà où l’on trouverait tout ce que l’on souhaite. Pourquoi? Parce qu’aujourd’hui l’existence matérielle offre tant de possibilités diverses qui n’existaient pas autrefois que notre attention, nos désirs, sont plutôt orientés vers celles-ci. Pour beaucoup de gens, le paradis se trouverait plutôt dans des conditions de vie, de santé, de confort matériel, de distractions, que l’on devrait trouver ici-bas. Ainsi l’on pense que s’il doit exister un paradis, l’on doit faire des efforts pour l’amener ici-bas. L’on espère qu’il viendra un temps où le monde sera différent de ce qu’il est aujourd’hui; l’on croit au perfectionnement de l’être humain, de sorte que tout sera parfait dans un lieu où chacun produira, où il y aura toujours des créations d’art, de beauté, où la maladie disparaîtra, où l’on vivra très vieux, si vieux qu’un moment viendra où l’on ne souhaitera plus être dans ce monde.
Et ne croyons pas que seuls les esprits naïfs pensent ainsi. On trouve des ouvrages écrits par des gens cultivés qui parlent d’un paradis sur la terre, et le nombre de ces ouvrages (que les Encyclopédies connaissent sous le nom d’Utopies) est très grand.
En réalité le paradis existe, il n’y a aucun doute à ce sujet. Mais il peut être sur cette terre tout aussi bien qu’il peut ne pas être. Il est sur cette terre pour quelques rares êtres, et pour le plus grand nombre, il n’y est pas.
Les Écritures nous disent que Dieu a placé l’homme dans le paradis et que l’homme a trouvé moyen d’en sortir. Pourquoi? Les Écritures nous disent encore que Dieu interdit à l’homme de manger le fruit de l’Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal; ce que l’homme fit pourtant et il ne pût rester au paradis. Dans le Gayan nous lisons: "Dieu fit l’homme, et l’homme fit le bien et le mal."
C’est, exprimée autrement, la même idée. Au moment où nous découvrons le mal, le paradis est perdu pour nous, la vie devient une peine, un labeur. Pour les uns, un reste de paradis subsiste, pour les autres il n’existe pas du tout, et il y a aussi des êtres pour qui cette terre est le contraire du paradis, des êtres pour qui la vie n’est que brûlure constante et qui sont consumés tous les jours.
Le paradis existe hors de cette sphère terrestre, dans une autre sphère pleine de bénédictions. C’est de celle-ci que Hazrat Inayat a parlé en expliquant la légende biblique de Loth qui s’échappa avec sa famille de la Ville condamnée et se réfugia dans les cavernes des montagnes. C’est l’expérience de l’âme dans son voyage spirituel où elle arrive à un plan où tout est beauté, intelligence, joie. La joie y est si grande que l’âme aime rester un certain temps sur ce plan; cette joie est si grande que l'âme y reçoit l’Inspiration, le Message de Dieu. Dante a écrit: "C’est là que la vie du Christ a commencé". Et ce plan est aussi appelé le Plan de la Beauté.
Mais pour en revenir à la terre, le paradis peut-il exister? Il existe en proportion de notre conscience du Beau, et n’existe pas en proportion de notre conscience du mal. Il y a des êtres pour qui il reste peu de mal, et il y a des êtres pour qui il y en a beaucoup.
Il est dit dans les Épîtres du Nouveau Testament que le péché vint par la loi. Qu’est-ce que la loi? La distinction entre le bien et le mal: "Tu feras ceci parce que c’est bien, tu ne feras pas cela parce que c’est mal". C’est cette distinction qui est péché. Par exemple combien d’êtres sont punis parce qu’ils se sont approprié ce qui n’était pas à eux. La honte, le châtiment, l’inquiétude, la prison, le déshonneur, sont la peine qu’ils ont encourue. Et par ailleurs il y a, au Groenland, des hommes si simples qu’ils ne reconnaissent pas qu’une chose puisse appartenir à une personne; et quand ces êtres simples viennent habiter parmi les Danois, ils font la même chose que chez eux, ils prennent les objets et s’en servent, ne les considérant pas comme la propriété de quelqu’un. On leur dit: "Cela n’est pas à vous". Mais ils sont si doux et si naïfs que l’idée du péché, de la honte leur est étrangère; pour eux, la souffrance de ce péché n’existe pas. Mais je ne veux pas dire par là que la propriété individuelle soit un mal en soi; simplement que toutes les formes de vie offrent ces deux côtés opposés: le bien et le mal et que l’homme marche entre les deux. Il peut s’habituer à voir le mal, à voir partout des fautes, à voir les travers des autres et à ne pas pouvoir les supporter. Et l’homme est ainsi fait qu’il voit le mal d’abord chez les autres et que ce n’est qu’ensuite qu’il le voit en lui-même. Et à cause de son amour-propre, il se dit: "Je vois de nombreuses fautes chez les autres, mais ce que je vois en moi est moins grave que chez les autres". Car l’homme n’imagine généralement pas ses fautes comme il voit celles d’autrui.
La vie passe constamment devant nos yeux et mène son train autour de nos oreilles, nous voyons et entendons toutes sortes de choses et celui-là se place en enfer qui y voit constamment le mal; il y trouve nuit et jour ce qu’il ne peut supporter et il éprouve la piqûre de toutes ses épines et il en souffre beaucoup.
Il y a une autre disposition et une autre habitude que l’on peut se donner à soi-même: elle consiste à regarder ce qui est beau. D’abord à voir le beau qui s’impose de lui-même, qui éclate devant nos yeux, que l’on est forcé de reconnaître et à s’en délecter. Ensuite il y a tout un chemin à suivre et ce chemin est le chemin de l’idéalisme. Celui qui s’engage dans ce chemin voit ce qui est beau, puis il tâche de lui ouvrir de plus en plus ses yeux et son cœur, puis il l’embellit encore par l’imagination. Car il faut d’abord une pleine perception de la beauté pour la contempler, pour lui ouvrir son cœur et son esprit. Tel est le chemin de l’idéalisme: c’est une conception que l’on forme en soi et il ne faut pas s’en départir car la tendance de la personne idéaliste, lorsqu’elle voit une chose qui n’est pas aussi belle qu’elle le souhaite, est de se sentir désappointée. Si elle se dit: "Je me suis trompée, les choses sont décevantes, quelle déception! Ce n’est absolument pas ce que je croyais", elle s’égare hors de son chemin. Mais si elle garde son idéal devant elle, son cœur en jouira d’abord pour lui-même et ensuite ce sera le seul moyen pour elle d’arriver à transformer cette chose moins belle en une chose plus conforme à son idéal de beauté. Ainsi il faut d’abord voir le beau dans ce que la vie vous amène, par exemple dans une belle fleur, dans un beau jardin, ensuite passer sur les choses que l’on ne trouve pas belles pour s’absorber en ce qui est beau. Ce chemin est un développement en soi et ses effets sont précieux.
On n’obtiendra jamais ce développement ni ces effets en observant seulement les fautes, en voulant les éloigner et en luttant contre elles.
Lorsqu’on en vient à l’éducation des enfants et même lorsqu’il s’agit de l’entraînement des masses, il est infiniment préférable de leur montrer ce qui est beau, ce qui peut les élever; contempler la beauté est un moyen infiniment meilleur que de faire voir les fautes et de les agiter à tout moment devant les yeux des gens. Bien souvent dans l’idée de diminuer les défauts de l’humanité, nous voyons réclamer dans les journaux des sanctions exemplaires. "Pourquoi les délits augmentent-ils? -écrit-on- c’est parce qu’on ne punit pas assez sévèrement". Mais de cette façon l’on n’arrivera à rien. La crainte du châtiment a très peu d’effet sur l’homme parce que l’homme ne souhaite pas le mal au moment où il le commet; il ne le voit pas; il est seulement aveuglé soit par son impulsion du moment soit par l’objet qu’il désire obtenir par son action. Mais le châtiment, ou la crainte du châtiment, se manifeste ensuite: il sent qu’il est coupable, même si personne ne le découvre et qu’il n’encourt pas de punition extérieure. S’il a commis une mauvaise action, il pourra rester extérieurement maître de lui, mais s’il est lucide, il verra qu’il a intérieurement perdu l’équilibre.
Le meilleur moyen d’empêcher l’être humain de commettre des actions indésirables est de l’aider à fortifier sa volonté et surtout de lui donner l’impression du bien qui est aussi le beau, car ce que nous appelons "bien" et "vertu", ce sont des reflets de la beauté. Hazrat Inayat disait souvent dans ses conférences qu’aujourd’hui, plus il y a de prisons, plus il y a de prisonniers et plus il y a de tribunaux, plus il y a de cas à juger. Et quand on lui demandait: "Mais que faire de ceux qui sont condamnés?", il répondait: "Il faudrait leur pardonner".
Hazrat Inayat dit encore que l’on peut s’habituer ou bien à voir tout en mal, ou bien à voir la beauté partout et que c’est un très petit changement d’attitude, comme de tourner la tête à droite ou à gauche. Comment en vient-on à voir le mauvais côté des choses? L’être qui commence à ouvrir davantage qu’auparavant ses yeux sur la vie voit davantage de mal; souvent, cette vision le fascine et au contraire de se détourner de ce mal et d’embellir sa vision il ne peut plus lui échapper. Il dit alors: "Le mal est quelque chose que je ne puis pas supporter"; puis à force de le dire, il s’en fait une vertu et par là finit par perdre toute humilité. Mais sommes-nous donc des perfections? Y a-t-il quelqu’un qui puisse dire: "Je suis libre des défauts que je vois chez un autre"? Si nous n’avions pas en nous une parcelle de ce même défaut, nous n’en parlerions même pas. Devant une petite fille anglaise on parlait d’hypocrisie. Elle n’avait jamais entendu ce mot. "Qu’est-ce que cela signifie -demanda-t-elle- est-ce que moi je n’en ai pas?". En effet, elle était trop petite pour avoir développé cette tendance. Quand l’être humain n’a pas un certain défaut, le voir chez les autres ne l’offusque pas. Si nous devenons coléreux, intolérant envers une personne qui nous semble fautive, c’est par aveuglement car si nous nous regardons nous-mêmes, nous découvrirons un petit grain de ce défaut qui nous semble une montagne chez les autres. Se rendre compte de cela est un grand avantage; cela peut permettre à la montagne que nous voyions auparavant chez l’autre de se changer en un petit grain de poussière si imperceptible que l’on ne parlera plus de ce défaut.
Il y a aussi des cas où un être qui nous est cher souffre à cause du défaut d’une autre personne. Alors, nous sommes indignés, nous avons tendance à accuser cette autre personne et à nous justifier de cette accusation en disant: "N’ai-je pas raison d’en vouloir à cette personne de ce défaut qui offense quelqu’un qui m’est cher?". En cela il y a sans doute de l’altruisme, une part d’amour, mais l’intolérance est l’intolérance. Sommes-nous juges? Peut-être que ces deux êtres ne désirent pas notre intervention. Et il se peut aussi que par notre intervention l’être à qui nous voulons du bien soit éloigné de l’autre personne; et peut-être cela signifie-t-il un obstacle dans le chemin qu’il est destiné à suivre, et une plus grande peine. Le Christ a dit: "Ne jugez pas". Nous ne sommes pas appelés à intervenir dans la vie des autres, à moins qu’ils ne nous demandent de le faire, ou que nous en ayons la responsabilité comme dans la vie des enfants.
Nous pouvons lire dans "La Coupe de Saki": "Le bonheur, c’est penser ou faire ce que l’on considère comme beau."
C’est une parole très profonde. Nous cherchons tellement le bonheur en pensant qu’il consiste en mille choses! Et de plus nous pensons qu’on doit nous l’apporter. Mais en réalité le seul bonheur qu’il y ait est celui que nous pouvons trouver en nous-mêmes. Et il consiste en la vision intérieure de la beauté et en son expression dans nos pensées et dans nos actes. Le premier pas dans ce chemin est de connaître la beauté et de la contempler. Quant à voir des fautes et des défauts, on ne peut s’en empêcher et il ne serait pas souhaitable de se cacher les yeux. Et puis, sans ces défauts la vie serait incomplète; mais il est important de comprendre le pourquoi de ces ombres, la raison de leur existence. Et lorsque nous aurons compris ce pourquoi, toutes nos rancunes, tout notre ressentiment se dissiperont. Supposez que quelqu’un vive dans une maison privée de tout ensoleillement la plupart du temps et plongée dans l’ombre. S’il ne voyait aucune cause à cela, il se tourmenterait et se désespérerait. Mais s’il se rend compte que l’on a construit cette maison à côté d’une montagne, il trouvera la chose naturelle, il comprendra et sans doute s’arrangera-t-il pour aller vivre ailleurs. Quand nous comprenons la raison des choses qui nous paraissent désagréables ou fautives, même une calomnie pourra venir frapper notre cœur, choquer notre esprit et nous pourrons néanmoins l’oublier.
En contemplant constamment la beauté on rassemble en soi et on attire autour de soi tout ce qui est beau et l’on se transforme en beauté. Vous vous souviendrez certainement de cette comparaison de Hazrat Inayat: celle de la chenille qui vit au milieu des fleurs et des feuillages et qui, en devenant papillon, a des ailes de la couleur des feuilles et des fleurs dont elle s’est nourrie. Et Hazrat Inayat ajoute: "Telle est l’âme qui se nourrit de beauté". Elle est destinée à reproduire cette beauté, à la reproduire en elle-même, puis elle deviendra cette beauté et elle jouira alors du paradis.
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