LA RÉALISATION DE LA VIE INTÉRIEURE |
La règle que se donne celui qui fait l'expérience de la vie intérieure est de devenir tout pour tous les hommes au cours de sa vie. Dans toute situation, dans toutes ses capacités, il répond aux besoins du moment présent. On s'imagine souvent qu'un être spirituel doit avoir un visage triste, une figure longue, une expression sérieuse, et respirer la mélancolie. A dire vrai, ce portrait est exactement le contraire de celui du véritable homme spirituel. Dans toutes les branches d'activité, celui qui vit la vie intérieure doit agir extérieurement selon ce que demande la situation. Il doit agir en accord avec les circonstances et il doit parler à chacun dans son propre langage en se mettant au niveau de celui-ci et pourtant en réalisant la vie intérieure.
Pour le connaisseur de la Vérité, pour celui qui est arrivé à la connaissance spirituelle et dont la vie est la vie intérieure, aucune occupation ici-bas n'est trop difficile: qu'il soit dans les affaires ou qu'il suive une carrière libérale, qu'il soit roi, législateur, un pauvre diable ou un homme du monde, un prêtre ou moine, sous une forme ou une autre il est différent de l'image que le monde se fait de lui. Pour celui qui vit la vie intérieure, la terre est une scène sur laquelle il est l'acteur qui a un certain rôle où il doit être parfois fâché, parfois tendre et dans lequel il doit prendre part tant à la tragédie qu'à la comédie. C'est de même qu'agit constamment celui qui vit la vie intérieure; et comme l'acteur qui ne sent pas les émotions qu'il évoque, l'homme vivant spirituellement doit remplir comme il convient la position dans laquelle la vie l'a placé. Là il s'acquitte correctement et à fond de tout ce qu'il faut faire afin de remplir sa mission extérieure dans la vie. Il est un ami pour son ami, un parent pour ses parents. Dans chacune de ses relations extérieures il maintient le juste lien avec sollicitude et considération; cependant dans sa réalisation intérieure il est au-dessus de tout lien. Tout en étant dans la foule, il est dans la solitude. Il peut être très amusé et en même temps il est très sérieux. Il peut paraître très triste et pourtant la joie jaillit de son cœur.
Il suit de là que celui dont la vie est la vie intérieure est un mystère pour tout le monde. Nul ne peut sonder la profondeur de cet être, si ce n'est que l'on peut voir ceci: on le sent sincère, il respire l'amour, il commande la confiance, il répand la bonté, et il donne une impression de Dieu et de la Vérité. Pour lui, chacun de ses actes est sa méditation: s'il marche dans la rue, c'est sa méditation; s'il travaille comme charpentier, comme orfèvre ou dans n'importe quel autre métier ou dans les affaires, c'est sa méditation. Peu importe s'il regarde le ciel ou la terre: il regarde l'objet de son adoration. A l'est, à l'ouest, au nord, au sud, son Dieu est partout. Ni les formes, ni les principes ne peuvent le restreindre. Il peut taire ce qu'il sait, car si celui de qui la vie est la vie intérieure devait parler de ses expériences, il jetterait la confusion dans maints esprits. Il y a, de par le monde, des êtres qui, du matin au soir, gardent les yeux et les oreilles braqués sur chaque coin sombre dans l'espoir de surprendre quelque chose. Et ils ne trouvent rien. Si quelqu'un leur racontait des histoires merveilleuses ou prodigieuses, il aurait fort à faire car tout le monde voudrait le voir. Mais telle n'est pas la tâche de celui qui a pris conscience de son vrai Soi. Il voit, et pourtant il ne regarde pas: s'il regardait, que ne verrait-il pas! Il y a tant à voir pour celui dont chaque regard transperce les objets et en découvre la profondeur et le secret. Et s'il devait regarder les choses et découvrir leurs secrets et leurs profondeurs, où cela finirait-il, et où serait l'intérêt pour lui?
La vie intérieure, par conséquent, consiste à tout voir et à ne pas voir; à tout ressentir et à ne pas exprimer ce qu'on ressent, car on ne pourrait exprimer ce qu'ont ressent; à tout comprendre et à ne pas expliquer; jusqu'où pourrait-on expliquer, et jusqu'où serait-on compris? Chacun comprendrait selon ses possibilités, pas davantage. On ne vit pas la vie intérieure en fermant les yeux; il n'est pas nécessaire de fermer les yeux sur le monde pour être conscient de cette vie, on peut très bien les garder ouverts.
Vivre sur le plan de la vie intérieure, cela signifie précisément vivre non seulement dans le corps, mais aussi dans le cœur et dans l'âme. Pourquoi, alors, l'homme du commun ne connaît-il pas la vie intérieure, puisqu'il a, lui aussi, un cœur et une âme? Il a un cœur, mais il n'en est pas conscient, il a une âme, et il ne sait pas ce qu'elle est. Quand il vit captif de son corps, limité par ce corps, il ne peut sentir que ce qu'il touche, voir que ce qu'il voit de ses yeux, entendre que ce qu'il entend de ses oreilles. Jusqu'où les oreilles peuvent-elles entendre, et les yeux peuvent-ils voir? L'expérience acquise par les sens extérieurs est limitée. Vivant dans ces limites, l'homme ne connaît pas l'autre partie de son être qui est bien plus élevée, plus merveilleuse, plus noble, et plus vivante que le corps. Une fois qu'il est arrivé à cette connaissance, alors son corps devient son outil, son instrument, et il vit dans son cœur; ensuite, il va plus loin et il vit dans son âme. Il fait l'expérience de la vie indépendamment de son corps, et c'est cela la vie intérieure. Une fois que l'homme a fait l'expérience de la vie intérieure il ne craint plus la mort, parce qu'il sait que la mort atteint son corps, non son être intérieur. Lorsqu'il commence à vivre dans son cœur et dans son âme, il considère son corps comme un vêtement: quand ce vêtement est vieux, il le jette et en prend un neuf, car son vrai Moi ne dépend pas de son habit. La crainte de la mort cesse dès que l'homme devient conscient que son être réel ne dépend pas de son corps.
Aussi, dans la vie intérieure, la joie est-elle incomparablement plus grande que celle de l'homme du commun qui vit complètement captif de son corps mortel. La vie intérieure n'exige pas une manière de vivre spéciale, elle ne demande pas qu'on soit un ascète, ni qu'on mène une vie religieuse. Celui dont la vie est la vie intérieure vit sur ce plan dans tout ce qu'il fait, quelle que soit son occupation. On cherche toujours l'être spirituel chez une personne religieuse, ou peut-être chez ce qu'on appelle une bonne personne, ou chez un esprit philosophique, mais les deux ne vont pas toujours ensemble: on peut être religieux, voire philosophe, on peut être religieux ou bon, et, pourtant, ne pas faire l'expérience de la vie intérieure.
Rien ne prouve dans l'apparence d'une personne que sa vie est la vie intérieure, si ce n'est ceci. Lorsque l'enfant approche de l'adolescence, on perçoit une flamme dans son regard, l'aurore d'une conscience nouvelle, d'un nouveau savoir: c'est le signe de l'adolescence, mais l'enfant ne le dit pas; il ne le peut. Même s'il le voulait, il ne pourrait expliquer ce qui se passe en lui. Il le laisse voir, pourtant, dans chacun de ses mouvements; son expression même témoigne qu'il devient conscient de la vie. Il en est ainsi de l'âme: lorsqu'elle s'éveille à la conscience de la vie au-dessus et au-delà de l'existence terrestre, cela se voit. Bien que celui qui arrive à cette conscience puisse avoir soin de ne pas le montrer, tout de même dans son expression, dans ses mouvements, son regard, sa voix, dans chacune de ses actions, dans son attitude même, le sage peut discerner, et les autres peuvent sentir qu'il est conscient de quelque mystère.
La vie intérieure est une naissance de l'âme. Christ a dit qu'à moins de naître de nouveau l'âme ne peut entrer dans le royaume des Cieux. Par conséquent, réaliser la vie intérieure c'est entrer dans le royaume des Cieux. Quand cette réalisation vient à l'être humain, elle se révèle comme une nouvelle naissance, et cette nouvelle naissance apporte l'assurance de la vie éternelle.
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