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La vie avec Murshida Sharifa
Mémorial de Murshida Sharifa Goodenough Elise Schamhart et Michel Guillaume |
Toute vie, peut-on dire, est à l’instar d’une étoffe et comporte sa chaîne et sa trame. La chaîne en est faite des aléas, des événements qui échappent en général à la volonté, en bref, ‘du Destin’, et la trame vient finir l’étoffe que l’on tisse à partir de cela. S’il n’est pas maître de la chaîne, chacun peut faire sa trame et pousser sa navette à travers la chaîne de son destin avec les fils qu’il choisit. Nous avons vu cette chaîne, et combien elle fut rêche et dure pour Murshida Sharifa. Et nous avons vu la couleur et la délicatesse des fils qu’elle avait choisis pour tisser sa trame et parfaire le dessin de sa vie, et de quelle qualité étaient ces fils : « beauté, vérité, rareté, grâce, en toute simplicité », comme l’écrira plus tard, citant Shakespeare, quelqu’un qui l’avait connue. Et le chatoiement de l’ensemble reste fascinant. Cependant, nous n’avons regardé jusqu’à présent Murshida Sharifa pour ainsi dire que de loin et de haut – sauf rares exemples. Mais il est temps de mieux la regarder dans son quotidien. Comment vivait donc cette personne hors du commun, cette mystique à tempérament d’ascète, cette yogini égarée dans le siècle ? Il nous reste, dans toute sa fraîcheur, le long témoignage que Feizi van der Scheer nous a laissé en anglais, ainsi que de rares souvenirs de ceux et de celles qui l’ont approchée. Il ne sera pas inutile de nous remettre d’abord en mémoire quelques passages cités plus haut avant d’en rapporter de nouveaux. Feizi écrit : « Travailler pour Murshid et pour le Message était son seul but dans la vie. Elle dit un jour : « Quand une personne par son amour s’absorbe dans son idéal, il n’est jamais absent de son esprit, et en chaque chose il est devant elle ». Et ainsi en était-il en effet pour elle ». C’était donc la note dominante qui était à l’arrière-plan de tout son comportement et qui, s’ajoutant à son extrême sensibilité, rendait compte des précautions qu’elle prenait comme des choses qu’elle cherchait à éviter dans la vie quotidienne. Et puis, ajoute Feizi : « Sensible par nature, elle l’était devenue davantage par la réclusion. Elle ressentait, il me semble, le fait de recevoir des lettres comme un fardeau qui signifiait pour elle un appel du monde extérieur auquel il fallait qu’elle réponde. Un jour je fus très frappée, pendant une de ses conférences, lorsqu’elle dit que les yeux des adultes font toujours mal, mais non pas les yeux d’un enfant. Elle était très pointilleuse en toutes sortes de choses et donnait des instructions pour les détails les plus minutieux. A un certain moment il y eut une invasion de guêpes et il me fallut les attraper et les détruire. Après leur capture, je pensai que la meilleure manière de les faire disparaître était de les noyer dans les toilettes ; mais elle me dit de ne pas le faire, car les guêpes ont un sens de l’odorat très développé. Un jour, j’achetai un encornet pour nourrir le chat, mais elle me dit de le jeter. Ce chat n’appartenait pas à Murshida , il appartenait à des pauvres gens du voisinage. Mais à sa manière de chat, il avait tellement insisté pour entrer qu’elle ne put pas résister longtemps et qu’il devint depuis un visiteur régulier. Murshida me dit qu’il pouvait voir et éviter des choses que la majorité des gens ne voyait pas. Ce chat, quand pendant sa maladie elle sentait ses genoux se refroidir et devenir rigides, sautait sur son lit, se mettait d’abord sur un genou jusqu’à ce qu’ils se réchauffe, puis sur l’autre. En cela elle vit un signe qu’elle devait continuer à vivre. Murshida Sharifa donnait des noms aux pièces. Le salon fut appelé Daftar ; la pièce où elle donnait des conférences : Durbari, et en haut il y avait une pièce qu’elle appelait Khankah. Quand je demandai ce que voulait dire Khankah, elle répondit : « bibliothèque », et j’ai dû rire car il n’y avait pas le moindre livre dans la pièce. Mais Murshida ne me permit pas d’en rire. Il y avait sûrement un autre sens derrière celui-ci, mais elle ne me le dit pas. Plus tard, lorsque je dus louer un lieu ou une salle pour ses conférences à Paris, il y eut certains numéros que je devais éviter. Le lieu ne devait pas non plus être en sous-sol pour que l’on n’eût pas à descendre. Quand il y avait une réunion chez elle à laquelle elle devait présider, je remarquai quelles précautions elle prenait pour placer les gens. Elle plaçait d’un côté ceux dont elle espérait de l’aide, les autres, elle les mettait de l’autre côté. Bien qu’elle ne fût pas influencée par les présages, elle les constatait. Un jour en allant donner une conférence à Paris, un petit arbre dans le champ soufi par lequel elle passait, se brisa. Ce soir-là, il y eut une émeute de royalistes et presque personne ne vint à la conférence. Comme cela a déjà été mentionné dans la lettre de sa sœur, elle avait une grande disposition pour les langues. Avec la femme de ménage, qui était italienne, elle parlait toujours cette langue. (Quelqu’un m’a dit que Murshid parlait quelquefois en persan avec elle en présence d’un mourîd qui le supportait mal, à seule fin de le taquiner un peu). Un jour on lui demanda combien elle parlait de langues ; elle répondit : « Ce serait une bonne chose de parler très bien une seule langue ». Je pense qu’elle faisait allusion au langage de l’âme ». Daftar, Durbari, Khankah – Nous ignorons la signification de ‘Daftar’. ‘Durbari’ possède le sens d’une occasion où l’on se réuni pour un certain but, et ‘Khankah’ désigne en général la résidence du Maître ou il reçoit et enseigne ses disciples. Pour Murshida Sharifa, les choses extérieures pouvaient signifier une réalité intérieure apparentée mais assez différente. (Il convient que nous ouvrions ici une parenthèse. Murshid expliqua un jour que chaque âme possède, pour ainsi dire, son propre langage. Celui qui peut comprendre ce langage peut communiquer pleinement avec cette âme. Et il donna l’exemple des Douze Apôtres qui parlèrent ‘toutes les langues’ après avoir, à Pentecôte, reçu le don des ‘Langues de feu’. Toutes les langues, c'est-à-dire qu’ils comprirent et purent parler le langage de chaque âme). Cette parenthèse étant faite, reprenons le récit de Feizi : « C’était l’habitude de Murshida de ne pas parler pendant la plus grande partie de la journée ; quand elle voulait avoir une conversation avec moi, elle m’appelait. Si il fallait faire des courses ou quelque autre travail, elle l’écrivait sur un morceau de papier. Ces morceaux étaient toujours plus longs que larges. Souvent, elle les agrémentait de petits dessins humoristiques, et parfois elle écrivait les choses sous forme d’un petit poème rimé. « La plupart du temps, Murshida s’habillait de vieux vêtements, et portait par dessus un tablier blanc très propre. Elle dit un jour : « Ou bien je veux être très bien habillée, ou bien je ne m’en soucie pas du tout ». Cependant, de quelque façon qu’elle fut vêtue, elle restait toujours ‘la grande dame’. « Elle avait une démarche lente et égale, et faisait attention à son souffle et de quel pied elle partait en premier. Son maintien, assise ou en marchant, était toujours très droit, aussi fatiguée qu’elle fût. Elle était grande et mince. Elle ne faisait pas beaucoup de gestes pendant ses conférences, ses mouvements étaient calmes, mais très expressifs ; elle faisait souvent avec sa main le geste de pointer au-dedans. Etant enfant elle avait les yeux bruns et les cheveux blonds, plus tard ses cheveux foncèrent. Parfois je remarquais combien ses yeux, bien que bruns, avaient une couleur de fumée. « Il n’y avait aucune image ni aucun portrait dans les pièces, pas même une photographie de Murshid. Murshida préférait les emblèmes. Des portraits, elle disait « ils me donnent l’impression de sonner sans arrêt ». Dans le salon il y avait un vieux calendrier épinglé sur le mur, portant l’emblème soufi et des caractères persans. Il portait ce poème de Roumi qu’elle aimait beaucoup : Je suis mort en minéral et j’ai surgi en plante. Murshida citait souvent Roumi, et aussi Shakespeare. Quand elle alla quelques jours se reposer à Chantilly, j’ai remarqué qu’elle emportait le Masnawi) et un volume des œuvres de Shakespeare. « Au début, une femme vint apporter la nourriture, mais ensuite elle la prépara elle-même. Je pense que c’était Murshid qui le lui avait dit. Comme elle n’était pas adroite de nature et n’avait jamais eu l’habitude de faire ce genre de travail, cela dut certainement ne pas avoir été toujours facile. Elle préparait aussi la nourriture pour moi ». oOo
Dans son style toujours candide, la dévouée Feizi en vient à d’autres souvenirs, plus personnels, sous le titre : Ma relation avec Murshida . « J’aurais beaucoup aimé m’occuper davantage de Murshida et la dorloter, mais elle ne m’en laissa jamais l’occasion. Un jour elle me dit qu’elle me ferait Murshida pour un jour (‘pour un jour seulement’ – répéta-t-elle) et bien que je comprisse tout-à-fait que c’était pour m’enseigner la bonne attitude d’une mourîde, la première idée qui me vint fut : « ce jour-là, je vous mettrai au lit toute la journée ». Un jour, me plaignant qu’elle avait si peu besoin de moi je m’attirai cette réponse : ‘Ne pensez-vous pas qu’il y a une différence entre avoir besoin et estimer? C’est le diamant qu’on estime, qu’on considère comme de plus grande valeur que la pierre meulière, une pierre que l’on ne fait qu’utiliser’. C’était une belle réponse, mais la situation resta la même. Pourtant cette tendance était chez moi difficile à réprimer et je n’étais pas toujours obéissante. On jour, donc, elle m’appela «Haus-Tyrann», ‘tyran domestique’ et non sans quelque raison. Il n’y avait pourtant pas la moindre possibilité de développer cette tendance vis-à-vis de Murshida . « Cela se passait pendant une période où Murshida Sharifa donnait tout son argent pour aider une personne qui avait toujours été bonne et secourable pour Murshid. Cette dame était une princesse russe, l’une des premières mourîdes russes, une réfugiée, qui avait tout perdu pendant la Révolution, et qui était maintenant tombée entre les mains ce que j’appelais un escroc, bien qu’il ne me fut aucunement permis de dire une telle chose. Pendant longtemps, Murshida crut que cet homme allait vraiment aider cette dame (ce qui était sûrement son intention), mais je n’avais pas la moindre confiance, et selon moi, Murshida était victime de sa générosité. Elle ne put payer à temps le loyer de la maison, ce qui lui causa des difficultés, mais en outre il n’y eut plus assez d’argent pour la nourriture, et elle jeûna, tout en me donnant un repas. Bien sûr je protestai. Cependant, après un bon moment, elle vit d’elle-même que cela ne pouvait continuer ainsi, et arrêta de donner de l’argent à cet homme. Lorsque quelque temps après il mourut, je dis que je pensais que c’était une chance pour cette dame ; Murshida ne voulut pas du tout que je dise une chose pareille de quelqu’un qui était mort. « Cela dut être à cette période que je lui dis que bien qu’elle fût évidemment beaucoup plus spirituelle que moi, j’avais davantage de bon sens. La réponse que je m’attirai fut celle-ci : «Un bon usage de votre bon sens serait de comprendre mon bon sens. Vous savez que le semblable cherche son semblable ». « Pourtant il resta toujours une certaine distance, et il ne me serait jamais venu à l’esprit d’être avec elle comme avec une personne ordinaire, bien que parfois j’aurais souhaité qu’il en soit autrement. Pourtant cette distance était plus apparente que réelle, et certainement pas parce qu’elle le souhaitait. « Un être spirituel sentira un lien l’unissant à tous les êtres vivants, et en même temps, il se sentira loin de tout, élevé au-dessus de la terre dans un autre domaine. (Il sera) conscient de la vie et de la nature, et heureux en lui-même, sans qu’il ait besoin des circonstances extérieures pour lui apporter le bonheur » (Conférence sur ‘Le Bonheur’ – Une conférence donnée par Murshida en 1934, alors qu’elle était en pleine tourmente). « La seule cause de la distance que je ressentais – reprend la bonne Feizi - était la grande différence d’évolution. Un jour, après un malentendu de ma part, Murshida me dit : « Le fait est, Feizi, que ce n’est pas si grave que vous le pensez. Et puis, il y a des choses avec lesquelles je suis d’accord avec vous. Vous n’avez pas besoin d’abandonner quelque idée que vous ayez ; et il n’y a, au fond, pas beaucoup de différences entre ce que je vois et ce que vous voyez. S’il y a une différence, elle est momentanée. Il n’y a pas de désaccord ; et d’un autre côté, il y a unité ». oOo
Opinion de Feizi van der Scheer sur Murshida Sharifa et autres souvenirs. Les observations comme les opinions d’une personne qui a vécu en la compagnie quotidienne de Murshida Sharifa pendant huit ans jusqu’à son décès présentent un intérêt évident. Car à fréquenter tous les jours une personnalité originale (et l’on ne peut nier que Murshida Sharifa en fût une) on la voit, pour ainsi dire, par le petit bout de la lorgnette. On peut faire le compte de ses défauts et de ses petitesses. Combien de mémorialistes, de biographes n’y ont-ils pas pris un malin plaisir et ne s’en-t-ils pas sont servis pour faire descendre de grands hommes de leur piédestal et barbouiller leur statue! Tel grand philosophe était pingre, tel savant de réputation internationale piquait les idées de ses confrères pour se les attribuer, tel immense artiste était, dans le privé, un ivrogne, etc. Il semble qu’il y ait quelque chose de rassurant pour les lecteurs (et aussi pour les auteurs) de ces biographies à pouvoir se dire : « Après tout, ce n’était qu’un homme comme nous. Il a seulement suffi de lui ajouter un grain de génie ». C’est pourquoi une personnalité comme celle de Murshida Sharifa est dérangeante. Elle l’est du moins pour celles et pour ceux qui ne l’ont pas approchée, ou qui n’ont pas compris le niveau qu’elle avait atteint. Ils n’arrivent pas à la situer dans le catalogue d’êtres humains qu’ils ont connus par eux-mêmes ou par ouï-dire. L’opinion que nous rapportons n’est donc pas de celles qui rapetissent la personne qu’ils décrivent. Cette opinion a d’autant plus d’authenticité que Feizi van der Scheer était une personne positive, souvent critique, et que sa générosité naturelle n’empêchait nullement de voir clair et de parler net. « Murshida Sharifa – écrit-elle – était très typiquement une âme-djinn » Et elle s’en explique plus loin. « De cette sorte d’âme il est dit dans ‘La vie intérieure’ d’Inayat Khan : ‘Elles sont moins absorbées dans la vie de ce monde, et d’autant plus attachées à la vie intérieure. Cela ne signifie pas qu’elles ne prennent pas intérêt à ce monde, en fait, c’est l’intérêt pour la vie extérieure qui porte l’âme vers lui. « De même la description du Vaïraghi et de la manière dont cette âme se développe, dans le même livre, donne une image typique de la vie et du développement spirituel de Murshida Sharifa. En fait j’ai souvent été émerveillée du grand intérêt qu’elle portait à chaque aspect de la vie, et quand parfois je me plaignais de la vie, elle disait toujours: « Pourtant c’est intéressant » La Vie Intérieure – Un ouvrage de base de Pir-o-Murshid qui donne les rudiments presque indispensables à connaître pour comprendre ce qu’est la démarche spirituelle. Vaïraghi – L’état d’une personne dont la conscience, ayant perçu l’irréalité du monde, son caractère sans cesse mouvant et non fiable, s’en détache. « Elle avait un tempérament mystique, et le fait même qu’elle vivait à un autre niveau que la plupart des gens, faisait que souvent elle les blessait, ce qui était sûrement la dernière chose qu’elle aurait voulu ; même si les autres la blessaient, ce n’était pas dans sa nature d’y répondre. D’autre part j’ai remarqué la considération qu’elle avait pour les autres, et d’une manière à laquelle beaucoup de gens n’auraient pas pensé. Ainsi elle me dit de ne jamais parler sans nécessité de la maladie ou de la pauvreté d’un autre, et quand j’ai objecté : « Mais ce n’est pas une honte d’être malade ou pauvre », elle répondit : ‘Vous pouvez voir les choses ainsi, cependant, d’une certaine façon, cela les diminue’. « Une petite chose qui vexait souvent les autres était qu’il lui arrivait d’oublier d’aller leur dire bonjour. Elle-même en disait: ‘ Ce n’est pas parce que je ne les vois pas, mais parce qu’ils sont tellement dans mon esprit que je trouve très naturel qu’ils soient là’ . « Murshid dit : « Les opinions sont en conflit quand elles sont exprimées par deux personnes qui sont a des stades différents d’évolution. Par conséquent les sages répugnent à exprimer leur opinion ». J’ai souvent remarqué cela lorsque Murshida , à cause du Message, avait à donner son opinion. Mais même si elle restait silencieuse, cela devenait par soi-même une cause d’incompréhension. C’était son principe, quand elle voulait faire une certaine chose, de ne la dire qu’à ceux que cela concernait directement. Ainsi, par exemple, lors de sa maladie, elle alla voir un médecin et commença un traitement sans me le dire, ce qui me fit de la peine, bien que j’eusse compris que ce n’était pas par manque de confiance. « Elle n’était indifférente qu’en apparence. Ce qui, à la plupart des gens, semblait de l’indifférence, l’était seulement pour ce qui la concernait elle-même. ‘Parfois il arrive qu’un être humain atteigne un degré où il devient un peu indifférent. Ce n’est pas tout un chacun qui arrive à ce point, mais c’est un développement naturel. Il vient un moment où un être dit : ‘Je ne souhaite plus rien. Je n’ai aucun grand désir pour ceci ou cela’. C’est alors qu’il peut tourner son attention vers les autres, pour lesquels il pourra sûrement représenter quelque chose, qu’il pourra aider, et avec lesquels il pourra sympathiser… ‘ « Cette indifférence était aussi la raison pour laquelle elle ne cherchait jamais la dévotion envers elle-même ». …. « Il est écrit dans une petite note qu’elle laissa : Il dit : Je suis venu à Suresnes « Un jour elle me dit : « Voyez-vous, la raison pour laquelle je n’ai pas donné beaucoup d’explications est que d’une manière générale je ne m’embarrasse pas de parler ou de penser beaucoup à toute ces questions de vie courante, qui rendent la vie si lourde » Et Feizi, pour appuyer ce propos, cite encore des fragments d’une conférence de Murshida : « Celui qui connaît la vie de l’esprit se sent libéré de la matière, qui pour lui ne constitue pas un fardeau qui l’alourdit et l’écrase. Il semble qu’il soit au-dessus de cela, qu’il ait une vie complètement à part, et que cette vie à part soit sa vraie vie. Il semble qu’il soit essentiellement détaché de la vie matérielle qui n’est plus qu’une phase de son expérience ; qu’il vive autre part, et qu’il lui suffise d’éveiller sa conscience de cette autre vie pour se libérer de la préoccupation constante d’accumuler les choses matérielles, qui est la condition de la vie ». … « Il est ainsi très facile, pour ceux qui savent comment prendre refuge dans cette conscience de tourner le dos au monde matériel et de faire face à la vie de l’esprit » … « De cette manière la vie devient complète, et aussi équilibrée, parce que l’on vit en contact de l’esprit et aussi de la matière … ». « Je me souviens qu’un jour, je me sentis blessée au sujet d’une chose que Murshida avait dit ou fait et en avoir discuté avec elle. Quelques minutes plus tard, elle me rappela, elle semblait très heureuse et désireuse de partager son bonheur avec moi. Pourtant, bien que j’aie perçu cela très bien, il me fut impossible de le partager, car j’étais encore de mauvaise humeur. Ce n’était pas la première fois que je remarquais comment Murshida , en un instant, pouvait vivre dans un domaine complètement différent. Pour elle ce n’était que changer de côté ». « Il n’était pas toujours facile pour elle de faire attention à l’heure et de penser à un rendez-vous. Un jour je me rappelle, pendant une Ecole d’Eté, elle vint à la salle de conférences et donna une causerie alors que c’était quelqu’un d’autre qui devait parler. J’en vis le côté comique et me mis à rire quand je l’appris, mais elle le prit très gravement. Et elle avait bien raison ; le bruit se répandit qu’elle l’avait fait exprès et cela fut expliqué d’une manière très déplaisante. En une autre occasion, elle oublia la date à laquelle elle devait parler, et quand quelqu’un vint le lui rappeler, elle arriva aussitôt et donna une conférence splendide ». « Sa souffrance était un moyen de perfectionnement spirituel. En apparence la vie de Murshida Goodenough se termina en un complet échec, intérieurement dans la « résurrection » dont elle parle dans une de ses lettres. De cette résurrection j’ai été témoin oculaire, bien que cela n’ait été que plusieurs années après son départ que j’aie pu voir ce qui s’était passé avec un cœur et un esprit qui n’était plus bouleversé par les expériences terribles par lesquelles elle dut passer au cours de sa vie. Les humiliations, petites et grandes qu’elle eut à souffrir furent innombrables; mais la pire de toutes fut que le travail pour lequel elle se sentait responsable lui fut ôté des mains, et à la fin de sa vie ses mains et ses pieds étaient cloués. Peu de semaines avant qu’elle ne passe de ce monde, elle me dit: « Que je sois tombée malade n’est pas à cause de ce qui m’est arrivé, mais à cause de ce qui arrive à mes amis, et cause de la corruption qui s’est installée, maintenant même, dans le Mouvement ». « Comme je peux le voir maintenant, elle prit toutes ces expériences comme un moyen vers la perfection spirituelle. J’ai vu comme elle avait pris le ‘chemin de moindre résistance’. Comme je proposais un jour de dire ou de faire quelque chose pour sa défense, elle répondit : « J’ai choisi un autre chemin ». Parfois, la souffrance par laquelle elle passait me révoltait, et ainsi, alors que dans une conférence elle avait parlé de ‘l’attitude sainte’, une conférence dans laquelle j’avais vu se refléter beaucoup de sa vie, ma réaction fut de m’écrier: « Je ne deviendrai jamais une sainte !», elle répondit : « Ce n’est pas une profession, Feizi ». Dans une des ses conférences, elle a dit : « Les saints n’ont jamais cherché la souffrance, ils ont cherché un bonheur qui les fit passer par la souffrance. Pour pouvoir transmettre le bonheur aux autres, et pour créer ce qui était le bonheur de leur âme, le saint doit passer par beaucoup de souffrances infligées par les autres ». Et dans une autre : « Shakespeare dans ses pièces montre des cœur souffrants qui sont guéris par l’amour, non pas par l’amour que les autres leur offrent, mais par cette petite étincelle d’amour que nous pouvons trouver dans notre propre cœur, et qui, si nous faisons attention à elle et ne l’éteignons pas, deviendra une flamme, un brasier réchauffant notre être entier et faisant du bien à tous ceux qui le perçoive et sentent sa chaleur dans la vie courante… ». « Aider les autres fut le thème central de sa vie. Elle laissa un poème dans lequel on peut voir aussi cela clairement : Le moi : ‘on me pousse, et on me bouscule, L’âme : ‘mon moi, ne souffre pas. oOo
Derniers souvenirs de Feizi van der Scheer. Nous en résumerons une partie. En 1935, la propriétaire qui louait la maison à Murshida Sharifa, à côté du Champ Soufi, et d’où elle avait vue sur la maison de Murshid, lui donna congé, pour des raisons obscures. Il fut impossible de trouver une maison convenable qui fut située aussi près de ce champ, ni qui ait la même vue, conditions auxquelles Murshida donnait une importance quasi capitale. Ce périmètre avait été spécialement béni par Pir-o-Murshid, et pour Sharifa, sa présence y était palpable. Elle dut déménager de l’autre côté de ce champ dans un local qui faisait partie d’une série de bâtiments en brique, les Haras. Le local était insalubre, seulement chauffé par un poêle à charbon dont le tuyau d’évacuation passait à travers une fenêtre. C’était humide et enfumé, et répandait une mauvaise odeur persistante. Son peu de santé n’y résista pas. Néanmoins, en Février 1936, elle alla à Vienne. En deux mois, elle y donna vingt-trois conférences et de multiples interviews à des mourîds où à des personnes intéressées par le Soufisme, revint par Zûrich où elle parla et donna encore des interviews… Elle revint épuisée. « Après l’Ecole d’été de 1936 – reprend Feizi – Murshida Sharifa reprit les classes (N.B. : les ‘classes’ constituent l’ossature de l’enseignement de base de Hazrat Inayat pour les débutants), et les conférences à Paris. Mais au retour elle devait s’arrêter un moment de marcher. Cependant elle ne disait pas un mot concernant sa fatigue ou sa maladie. Mais au bout de quelque temps, elle tomba trop malade pour continuer… « Trois semaines avant sa disparition elle me donna quelques instructions sur ce que j’aurais à dire ou à faire au cas où elle ne se rétablirait pas, quelques messages à sa famille et à quelques mourîds. Pour les mourîds du groupe français elle me dit : « Priez-leur de me pardonner », et elle me le demanda aussi à moi. Murshida ne voulut pas que je prévienne sa mère ou ses sœurs. Elle ne voulut non plus voir aucun mourîd. Elle disait que pour une malade, la meilleure chose est de n’avoir qu’une personne autour d’elle. Pourtant les dernières semaines une mourîde française dévouée m’aida à la soigner, mais c’était une personne âgée qui finit par accuser la fatigue, et quand je demandai à Murshida qui elle voulait pour me remplacer, Murshida me dit de demander à Wazir van Essen – qui était arrivé de Hollande – s’il voulait bien être de quelque secours. Elle reçut aussi une autre mourîde néerlandaise qui était spécialement venue à Suresnes pour la voir. « Trois jours avant son décès, Vilayat vint lui apporter quelque chose, et quand je lui dis qu’il était reparti, elle me demanda de le rappeler et de lui dire que bien qu’elle ne puisse pas parler, il pouvait venir la voir. Il resta quelque temps et le soir elle me dit : « Cela a été un bon jour, un très bon jour » Et Feizi ajoute en note son sentiment personnel : Si jamais le ‘Silsila Soufian’ fut transmis en silence, je pense que ce fut ce soir-là, alors que Vilayat était encore trop jeune pour le recevoir explicitement ». « Le jour avant son décès elle me dit de la mettre dans une certaine posture de prière. Bien que cela produisît de l’œdème du visage, elle resta longtemps dans cette position et ne voulut pas que je lui fasse changer. Murshida Sharifa souffrait beaucoup mais ne se plaignait jamais. Elle raconta un jour que lorsque Murshid était malade et souffrait aussi beaucoup, il dit : « Ce sont des aperçus de Sa miséricorde ». Bien que ses voies respiratoires fussent très encombrées, la maîtrise de son souffle était telle qu’il resta toujours régulier. Elle avait souvent de forts accès de fièvre, pourtant jusqu’à la fin elle eut la maîtrise d’elle-même. Au tout dernier moment il y eut le changement dans les yeux qui annonce la mort, Wazir et moi commençâmes à dire un Wazifa de guérison. Quand la vie revint dans ses yeux, elle me dit : « Qui vous a dit de faire ça ? », et elle donna un autre Wazifa, que nous répétâmes jusqu’à la fin. Pendant longtemps je lui tins les mains, et quand afin d’aller chercher quelque chose, je les desserrai, il y eut à nouveau ce changement dans ses yeux, et très calmement et paisiblement, elle passa. « Parmi les derniers mots qu’elle prononça il y eut ceux-ci : « Quant à ceux qui vous blessent et font du mal, il faut leur pardonner. Profondément en lui, chacun est bon. Même s’ils vous font du mal, pour eux cela leur semble bien sur le moment ». Et puis : « Chacun est bon, ils ne le voient pas toujours dans la bonne lumière, pourtant ils sont bons ». Wazifa – Analogue dans le Soufisme au mantram dans l’Hindouïsme : répétition d’un mot sacré. oOo Et encore : « La vie est difficile, et cela demanderait plus d’une vie pour savoir comment la vivre. Pourtant on peut être heureux, et je deviens de plus en plus heureuse chaque jour ». oOo
Souvenirs de Wazir van Essen « Je n’oublierai jamais le moment où elle sortit pour la première fois après des années de réclusion pour donner une conférence dans le Hall. Elle était vêtue de blanc, telle qu’on la voit sur une de ses photographies, encore partiellement étrangère au monde extérieur et pourtant elle avait déjà cette qualité de transparence qui fut si marquée chez elle par la suite. Plus tard, elle se rendit de nouveau à Paris pour donner des conférences. Tout cela dut être très difficile – surtout les déplacements dans le vieux petit tramway désuet et bruyant suivis de trajets en métro. Un jour, elle me demanda de l’accompagner lors d’une visite en ville. Pendant des années, elle avait négligé de faire régulariser ses papiers d’identité et son passeport. Pour aller à Paris, je voulus monter la rue de la Tuilerie pour prendre le tramway, afin de lui épargner la traversée du Boulevard de Versailles (plus tard Bd. Henri Sellier). Murshida n’y consentit pas. Cela impliquait qu’il fallait revenir sur nos pas : « Il n’est pas juste d’un point de vue psychologique d’aller à contre-sens de son but » - dit-elle. On la réprimanda au Consulat britannique pour avoir négligé ses affaires. Elle répondit très humblement : « I’m sorry I have neglected the matter so long » - (« Je suis désolée d’avoir négligé cette affaire si longtemps »). La façon dont elle prononça ces paroles fit immédiatement taire le fonctionnaire. « Quand Murshida sortit à nouveau, elle recommença à s’intéresser aux problèmes des mourîds qui venaient la voir et qu’elle recevait avec un grand amour. Les lettres qu’elle écrivait, par exemple à Shanavaz van Spengler, qui se montra par certains côtés un peu négatif, exprimaient très nettement son attitude envers Murshid et le Message. Une petite illustration de la manière dont Murshida se sentait liée avec Murshid et voyait en lui le Rasoul peut se voir dans le fait suivant : je dis un jour : « Au temps de Murshid… ». Elle m’interrompit en disant : « Wazir, it’s always Murshid’s time » - « Wazir, nous sommes toujours au temps de Murshid ». « Sur son lit de mort, ce fut comme si les sphères intérieures s’ouvraient pour l’accueillir après une vie de dévouement, de lutte et d’accomplissement. Murshid dit d’elle, dans son Autobiographie, qu’elle était une perle cachée sous une coquille de dure apparence. Quelques-uns parmi nous ont eu le privilège de voir s’ouvrir la coquille, de découvrir la perle et d’en contempler la lumière à laquelle on n’avait pas accès auparavant ». Rasoul – Dans la perspective de l’enseignement de Hazrat Inayat Khan, il s’agit d’un prophète porteur du Message de Dieu pour une époque entière, qu’il soit connu du monde ou reste quasi inconnu. oOo
Deux anecdotes Ces souvenirs sur Murshida Sharifa ne seraient pas complets si l’on ne rapportait pas les faits suivants. Antoinette Schamhart, qui fut une amie et se considéra toujours comme une disciple de Murshida Sharifa a raconté à Elise, sa fille, et à Michel, son gendre, qu’un jour étant en Hollande, elle dut écrire à Murshida Sharifa pour lui demander quelques instructions précises concernant une affaire très urgente. Avant que sa lettre n’ait pu recevoir une réponse, elle reçut pourtant celle-ci, dans des délais incroyablement courts. Et dans sa lettre Murshida Sharifa lui répondait point par point aux questions posées. En fait, en examinant l’estampillage postal de la lettre de Murshida avec le moment où elle-même avait écrit la sienne, Antoinette se rendit compte qu’elles avaient pratiquement écrit ensemble, elle les demandes et l’autre les réponses.
Yvonne Guillaume a raconté à son fils Michel qu’un jour, au moment de quitter Murshida Sharifa au seuil de sa maison de Suresnes, celle-ci l’accompagna jusqu’à son taxi. Mais au lieu de lui dire au revoir tout de suite, Murshida commença à tourner autour du taxi, en lui jetant de brefs coups d’œil de côté. Yvonne fut très surprise de ce manège, mais elle ne dit rien. Après quelque temps, elles se dirent au revoir et le taxi partit. Arrivé au Pont de Saint-Cloud, un accident fatal faillit se produire : un lourd camion ayant cassé ses freins fonça sur ce taxi qui ne le voyait pas arriver. A la dernière seconde, son chauffeur, mû par une sorte d’automatisme inconscient, exécuta la seule manœuvre qui lui permettait d’échapper et il n’y eut aucun accident de personne. Yvonne n’en parla pas à Murshida . Quelque temps plus tard, Murshida faisait une conférence intitulé : « L’être spirituel ». A un moment de son exposé, elle dit, en regardant Yvonne droit dans les yeux : « Par l’influence d’un être spirituel, un grave accident peut être évité …» Le souvenir de l’incident de Saint-Cloud et du comportement inhabituel de Murshida autour du taxi revint à la mémoire d’Yvonne Guillaume et elle en comprit la raison.
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