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L’enfance et la jeunesse
Mémorial de Murshida Sharifa Goodenough Elise Schamhart et Michel Guillaume |
« Quelle est la cause des divers degrés d’évolution que l’on constate dans le monde de variété ? … Il y a trois causes principales : d’abord, l’héritage de l’âme, qu’elle a amené avec elle du monde angélique et du monde des djinns; en second lieu les qualités héritées qu’une âme a reçues de ses parents et de ses ancêtres ; et en troisième lieu, ce que l’âme acquiert après sa venue sur la terre. Ce sont ces trois choses qui font ce qu’on peut appeler l’individualité, qui à son apogée aboutit à une personnalité ». (Hazrat Inayat Khan – « Le grand cycle de l’âme », Chap. 20) Murshid Inayat Khan accordait donc beaucoup d’importance à « ces qualités héritées qu’une âme a reçues de ses parents et de ses ancêtres ». C’est pourquoi il lui avait suggéré de noter ce qu’elle avait à en dire. Nous trouverons ces notes plus loin. Le monde angélique et le monde des djinns – Dans l’enseignement soufi de Hazrat Inayat, notamment celui qui est exposé dans le volume : « Le grand cycle de l’âme », l’âme est comme un rayon issu de la Source divine et se revêt d’abord d’un corps angélique, un corps de rayonnement, fait de sentiments purs et de la lumière du plan le plus proche de la Source. Ensuite l’âme se revêt d’un corps issu du monde, ou du plan suivant, qui est un corps de substance mentale intelligente. C’est seulement ensuite que l’âme s’incarne sur le plan physique. « Une âme djinn » à laquelle fait allusion Feizi van der Scheer est une âme qui a subi une très forte empreinte du monde des djinns, de sorte que son attachement aux les choses de la terre et son intérêt pour elles ne sont pas toujours très développés. Voici d’abord les souvenirs des sœurs de Lucy Goodenough, tels qu’ils sont rapportés par Feizi van der Scheer. Sa sœur plus jeune écrivit : « Lucy Marian Goodenough, est la seconde fille du Colonel W.H. Goodenough, (plus tard Lieutenant-General Sir William Goodenough) et de Mrs. (ensuite Lady) Goodenough, née Comtesse Kinsky. Elle est née le 25 Août 1876 à Weymouth Street, Londres. Suivant les affectations militaires variées de son père, Lucy vécut à Douvres, à Shooter’s Hill près Woolwich, à Chester, Chatham et au Cap de Bonne Espérance. C’était une enfant très délicate, mais encline à prendre la tête de ses sœurs. Elle apprit l’Allemand avec une gouvernante allemande, jusqu’à ce qu’elle aille à l’école à Londres avec sa sœur aînée en 1891. Une année ou deux plus tard, elle fut envoyée à l’école de filles bien connue de St-Andrews, en Ecosse, où elle obtint une place d’études à Cambridge. Elle ne la prit pas, mais en 1895 elle rejoignit ses parents au Cap et prit part à la vie sociale de la colonie, chassant avec des chiens, etc. Elle y fut une intrépide cavalière. Après la mort de son père en 1898, Lucy vécut avec sa mère et ses sœurs plus jeunes à Londres. Pendant la guerre de Boers elle revint au Cap avec des amis pour quelques mois. Depuis lors et jusqu’en 1914 elle voyagea beaucoup sur le Continent, surtout avec son amie la Comtesse Silva-Tarouca, qui lui était très dévouée. Comme la Comtesse Silva-Tarouca était infirme, elles passèrent plusieurs hivers à Bozen et allèrent souvent en Sicile. Au commencement de la Grande Guerre, Lucy passa quelque temps au Havre avec des amis anglais, comme bénévole dans une cantine. Après son retour, elle rencontra Inayat Khan ». Ouvrons ici une parenthèse sur un incident noté dans cette lettre, qui permet déjà de s’interroger sur un trait du caractère de Lucy Goodenough : « elle obtint une place d’études à Cambridge, elle ne la prit pas ». Il faut pourtant se rappeler qu’à l’époque, entrer dans une Université aussi prestigieuse était, pour une fille, un privilège exceptionnel. Pourquoi ne pas l’avoir accepté ? Manque d’ambition ? Caractère ombrageux, trop sélectif, qui n’admettait que de rares amitiés et ne désirait pas frayer avec une foule d’étudiants masculins ? Peu d’enthousiasme pour une carrière universitaire ? Sans doute un peu de tout cela. Cependant l’hypothèse qui semble la plus probable est que la clairvoyance précoce de son esprit lui montrait qu’elle ne trouverait pas dans une telle direction ce qu’elle cherchait déjà au fond d’elle-même Mais continuons. D’après sa sœur aînée, Mrs. Colonel Soltau-Symons : « Elle était manifestement un garçon manqué, très indépendante et très volontaire, ce qui parfois la faisait se heurter aux autorités. Elle avait, comme vous le savez, le don des langues, hérité des deux parents, et une très bonne mémoire. Quand elle n’avait pas appris sa poésie française, elle prenait le livre cinq minutes avant la leçon, manœuvrait pour que je dise le morceau d’abord, pour ensuite pouvoir le réciter très passablement, chose dont je n’aurais pas été capable….. Je me mariai très tôt et la vis très peu. Je n’ai jamais entendu parler d’une amitié quelconque avec quelque homme que ce soit. J’ai un jour entendu une vague rumeur disant qu’un jeune homme était mourant à l’hôpital et que Lucy était très anxieuse de le voir, mais en avait été éloignée par sa sœur. Je n’ai jamais entendu parler d’aucun autre dont elle aurait été éprise ». Plus loin, Mrs. Soltau-Symmons écrit : « Elle était le second enfant de mes parents et pendant bien des années n’était pas très robuste, sujette à de la toux et aux refroidissements en hiver ». Elle ajoute encore : « Son enfance fut sans événements particuliers, une vie ordinaire d’enfant anglaise à la campagne » Et enfin : « Quand elle rencontra Inayat Khan, elle quitta notre famille comme une flèche ». Le manuscrit de Feizi van der Scheer reprend : « Pendant leur enfance, elle et ses sœurs furent élevées d’une façon très stricte selon des règles fixes ; tant d’heures par jour il fallait se promener, que le temps soit beau ou mauvais, et il y avait tant d’heures pour les leçons. Elles étaient tellement habituées à ces règles qu’un jour que le Prince de Galles (le futur Edouard VII) était en visite et dormait à la maison, Lucy, conformément à son devoir, à huit heures du matin commença ses exercices au piano…. Il y a aussi cette histoire qu’elle a racontée : « Dans mes premiers jours je criais et pleurais tant que la maison entière déclara qu’on n’avait jamais entendu un enfant crier comme cela. Mais je devins bientôt un bébé très satisfait. Il y a beaucoup de petits événements de ma petite enfance dont je me souviens et qui donnent une image très claire de ce qu’est la mentalité d’un enfant à cet âge. Comment il ressent et comprend, et ne connaît pas ce qui l’entoure, à la manière d’un voyageur dans un pays étranger où il y a beaucoup de choses incompréhensibles. Mon plus ancien souvenir est que je suis assise dans une prairie ensoleillée, dorée par le soleil et les boutons d’or, et ma mère désignait à ma sœur, d’un an plus âgée que moi, un héron qu’elle voyait à une certaine distance. Je voulais beaucoup voir et je demandai encore et encore à le voir, mais ma mère ne pouvait pas comprendre que je susse ce qu’était un héron. A la fin, grimpant un peu plus haut, je vis au loin l’oiseau blanc. Alors ma mère, très contente que j’aie vu quelque chose me demanda ce que c’était qu’un héron. Je dis « Un oiseau, un oiseau blanc ». Cela me donna ma première leçon d’indépendance. Je n’avais pas encore deux ans, j’avais un an et dix mois ». Feizi continue : Sharifa était très réservée de nature. Même dans son enfance elle ne disait jamais quand elle avait mal aux dents ou ne se sentait pas bien. Elle disait aussi que d’entendre sa mère jouer une valse viennoise la rendait mélancolique et qu’elle s’en allait de la pièce. On prétendait à cause de cela qu’elle n’aimait pas la musique, mais elle préférait qu’on la considérât ainsi plutôt que d’en dire la vraie raison. La sensibilité de Murshida dans son enfance est attestée par le souvenir suivant « Quand j’avais à peu près cinq ans, nous allâmes une année dans la New Forest, où nous jouions très souvent avec les enfants de quelques amis, un peu plus âgés que nous. Ils étaient très contents de jouer avec les bébés que nous étions, et nous aimions leurs jeux et leurs manières intéressantes. Cet ami de la famille construisait à cette époque un pavillon d’été dans son jardin. Un jour il m’emmena avec lui pour aller le regarder et il me dit : ‘l’année prochaine nous le terminerons, et toi et moi nous irons nous y asseoir’. J’ai dit : ‘Vous devez le finir cette année’. Il répondit : ‘Non, il sera terminé l’année prochaine’ J’ai dit : ‘Il faut que vous le finissiez cette année ; il doit être fini maintenant’ Il demanda : ‘Pourquoi ? L’année prochaine ce sera le moment’. J’ai répondu : ‘Alors nous n’irons jamais nous y asseoir’ – ‘Pourquoi ?’- ‘L’année prochaine vous ne serez plus là’, et je me sentais très triste, percevant comme un changement d’atmosphère, sentant que cela n’arriverait pas. Le Général Maurice semblait impressionné. Il me ramena là où était le reste de la famille et dit : ‘Lucy dit que l’année prochaine je ne serai pas là’. Ma mère me demanda pourquoi j’avais dit une telle chose. Je fus incapable de le dire, mais je me sentais très triste. A la maison on me demanda encore pourquoi j’avais dit cela, mais je ne sus que dire. Quelques mois plus tard le Général Maurice mourut et nous ne revînmes jamais à cet endroit ». (The Ocean Within p. 124). Plus tard elle vécut au Cap avec son père et alla chasser et monter à cheval. En fait elle n’aimait pas la chasse, mais adorait monter. Elle a raconté qu’il y avait un cheval avec lequel elle avait un tel contact qu’il savait dans quelle direction elle voulait qu’il aille sans qu’elle lui en donne le moindre signe ». « The ocean within » - L’océan intérieur. – Recueil d’articles et de conférences écrits ou prononcés par Murshida Sharifa et corrigés par elle-même. oOo Pendant la plus grande partie de sa vie, et jusqu’au départ de ce monde de son Maître, Hazrat Inayat Khan, il faut répéter que Lucy Goodenough fut d’un caractère sans concession, avec parfois quelque chose d’inflexible aussi bien et surtout vis-à-vis d’elle-même que vis-à-vis de quelques membres du Mouvement Soufi. Cela lui causa, comme on le verra, bien des incompréhensions et bien des inimitiés durables. Le changement radical qui survint ensuite dans son caractère ne put réparer ni ces incompréhensions ni ces inimitiés. Quoi qu’il en soit, ce que l’hérédité signifiait pour elle apparaît dans les lignes suivantes qu’elle écrivit alors que son honneur avait été grossièrement attaqué, comme il apparaîtra au quatrième Chapitre, lignes dont voici la traduction : « Je pourrai dire ces choses qui m’intéressent dans ma vie. Je suis née à Londres en 1879, et je suis fille du Général Sir William Goodenough. Ma famille vécut longtemps en Oxfordshire, où elle fut connue pendant un certain temps, car il y a des tombeaux à la mémoire de chevaliers de cette famille depuis le XIVème. siècle, à un endroit nommé Boughton Poges, qui continua à lui appartenir jusqu’au temps de mon arrière grand-père ; il y en eut beaucoup parmi eux qui appartinrent au clergé de l’Eglise d’Angleterre. Mon arrière grand-père, Evêque de Carlisle, un homme très connu de son temps, fut l’un des premiers à s’intéresser à la nouvelle voie, et à prendre grand intérêt aux découvertes scientifiques, et à toutes les recherches débutantes dans cette direction. Je descends aussi par une branche collatérale de William of Wykeham, fondateur de Winchester. Cela m’a intéressée pour deux raisons, l’une à cause de la devise qu’il donna à cette Ecole : « manners makyth man » – la bonne conduite fait l’homme – si proche de l’enseignement de Murshid ; la seconde c’est qu’il fut l’ami d’Edouard le Prince Noir, et fit un grand discours sur le marches de la Cathédrale St. Paul à Londres, louant et défendant – avec le consentement de ce prince et de son père le roi Edouard – le grand pouvoir mis entre les mains des hommes les plus capables de l’Eglise. C’était contraire à la tendance au nivellement d’aujourd’hui, mais bien en accord avec la manière dont Murshid a parlé. Ma mère est la fille du Comte Eugen Kinsky et vécut en Moravie et à Vienne jusqu’à son mariage. Kinsky (dans l’ancien temps Chynsky) étant une vieille famille de Bohème, dont sont issus bien des commandants durant les guerres et divers hommes d’Etat. Un Chynsky fut un des quatre chevaliers qui à la bataille de Crécy accompagnèrent et entourèrent le roi Jean de Bohème, qui, bien qu’il fût aveugle, prit part à la bataille comme allié des Français. Il fut tué et ses chevaliers avec lui. Et c’est là qu’Edouard le Prince Noir les trouvant tués sur le champ de bataille, ému par cette action de l’ennemi, prit ses armoiries : les Trois Plumes , avec la devise : « ich dien » (« Je sers ») qui depuis ont été les armes du Prince de Galles. On a vérifié cette histoire il n’y a pas longtemps, et elle s’est trouvée historiquement vraie. Je descends aussi en droite ligne du Prince Kaunitz l’homme d’Etat et Premier Ministre de Marie-Thérèse, qui joua une part si importante dans l’Histoire. Pendant les guerres napoléoniennes, mon bisaïeul, Prince Kinsky prit une part déterminante, et à la bataille d’Aspen, grâce à une manoeuvre exécutée contrairement aux ordres reçus, changea le sort de la bataille, seule victoire gagnée sur Napoléon dans la période où son étoile était montante. Dans la monarchie autrichienne, il y avait un Ordre, La Croix de Marie-Thérèse, uniquement donnée pour cette seule action sur le champ de bataille, qui, contrairement aux ordres donnés avait eu un effet décisif sur l’issue du combat, et était accordée seulement après assemblée du Consistoire. Cette action était si brillante que sur le champ de bataille, l’Archiduc Charles, le héros de la bataille, prit sur sa poitrine cet Ordre même et l’épingla sur l’uniforme du général. Mon grand-père avait d’abord pris grand intérêt à la politique, mais comme on avait suivi un cours et pris des décisions tout-à-fait contraires à ses vues, il se tourna vers les questions économiques. Il était connu pour son esprit extraordinairement prompt, et longtemps après sa mort, on citait sans cesse mainte situation et maint événement politique qu’il avait prédits ». oOo Ces préoccupations – mieux : cette insistance données au lignage et à la valeur de tel ou tel ancêtre pouvaient déjà sembler au regard de certains, au début du siècle dernier, exagérées, désuètes et procéder peut-être d’un esprit de caste incompréhensible et peu admissible, comme nous nous en sommes expliqués plus haut. Ce serait, il nous semble, ne rien comprendre à ce qui faisait le fond de ce caractère singulier. Car, aussi bien par ses écrits que par sa vie, l’on peut percevoir chez Lucy Goodenough qu’elle avait au fond d’elle-même, comme un dépôt sacré venant de ce que le passé avait de meilleur et de plus précieux, ce qu’on doit appeler l’idéal de la chevalerie ; un idéal fait de rigueur, d’impeccabilité morale, du sens de la constance jusqu’au sacrifice. Et elle montra par la suite qu’elle ne considérait nullement sa noblesse comme devant lui apporter quelque avantage ou privilège que ce soit. En bref, il faut s’imaginer que cet idéal s’incarnait dans une jeune fille, qui avait hérité aussi, il faut le dire, d’une certaine raideur germanique s’ajoutant à la réserve britannique. Cela ne la rendit jamais d’un abord facile. Pourtant, elle-même pouvait s’amuser de cette raideur. Un jour étant dans un restaurant en Italie, elle entendit un serveur dire à haute voix à un autre : « Celle-là, c’est une vraie canne de bambou », ne sachant pas que Lucy Goodenough parlait couramment l’italien. Longtemps après, elle raconta en souriant l’anecdote à Feizi. oOo Cet esprit de chevalerie, Murshid dut cependant le reconnaître et l’apprécier chez Lucy Goodenough, si nous en croyons ces remarques que l’on trouve dans sa Biography, partie « East and West » :
« Le pays qui est commercialement développé est seul considéré comme civilisé. Le progrès moral ou spirituel n’est pas une valeur reconnue. La chevalerie des chevaliers est maintenant une histoire du passé ; on ne donne pas d’importance à la personnalité, mais à l’autorité. J’ai été très amusé d’entendre un jour un pseudo démocrate aller jusqu’à exprimer l’opinion que : « ce sont les gens riches qui doivent avoir pouvoir sur l’argent, car ils sont les seuls à savoir comment l’utiliser à son meilleur avantage ».
Pour quelqu’un venu implanter des idées très différentes dans la conscience collective de l’Occident, trouver une âme dont il a pu dire « qu’en elle il avait trouvé son propre point de vue » dut être un singulier soulagement. oOo Feizi van der Scheer nous donne un dernier trait concernant Murshida Sharifa : « Elle me dit une fois qu’elle n’avait jamais aimé le prénom Lucy, et que concernant le nom Goodenough, on avait demandé à Murshid qui était son meilleur élève et qu’il avait répondu : « That mureed who is good enough, and yet not too
good » : Murshid pouvait parfois envelopper les choses avec un certain humour…
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