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La disciple du Murshid
L’entraînement soufi (1915 – 1926)

Mémorial de Murshida Sharifa Goodenough
 Silsila Sufian
(1876-1937)

Elise Schamhart et Michel Guillaume


Texte en anglais

Il est temps maintenant d’en arriver à la vie de Lucy Goodenough après sa rencontre avec son Murshid.

Cette rencontre eut lieu en 1915, en pleine Guerre Mondiale, vraisemblablement à Londres, nous ignorons en quelles circonstances exactes. Il apparaît en tous cas que Lucy Goodenough trouva dans le Soufisme, tel que Hazrat Inayat le présentait, ce à quoi elle aspirait au plus profond d’elle-même, de sorte que, de manière presque instantanée, elle s’y consacra de tout son être.

Mais c’était faire preuve d’une trop grande indépendance d’esprit, pour une fille de la haute aristocratie britannique, que de suivre « un homme de couleur » en pleine ère post victorienne. Sa famille réagit à ce qu’elle considérait comme une forfaiture en effaçant son nom de son arbre généalogique, ce qui signifiait, en clair, une exclusion. (Elle y fut rétablie plus tard, quand les descendants de la famille comprirent la nature de la démarche et la noblesse de la vie de leur grand-tante Lucy Goodenough – ce qu’il faut saluer avec honneur).

Elle-même ne parla jamais des difficultés personnelles qu’elle eut dans sa vie extérieure, ni des services qu’elle put rendre à la cause à laquelle elle s’était dévouée. Elle ne fit non plus jamais de confidences, orales ou écrites, sur les expériences qui lui advinrent au cours de son entraînement soufi sous la direction de Murshid Inayat Khan. De sorte que nous serions devant un « blanc » sur cette période de sa vie, si nous n’avions pas trois sources précieuses de renseignement : ce qu’écrit Hazrat Inayat à son sujet dans sa Biography, les lettres d’instruction quelle recevait de lui, et enfin le carnet où elle inscrivait ses rêves avec annotations de son Murshid. Ce sont ces trois sources, auxquelles s’ajoutent quelques souvenirs d’élèves du Murshid qui l’ont approchée, qui nous permettent de nous faire quelque idée de ce que fut sa vie à cette époque.

 

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Nous lisons dans la Biography (p. 180) de Hazrat Inayat Khan :

Pendant la guerre, alors que mes activités musicales étaient suspendues, la patience fut le seul moyen de subsistance pour moi et ma famille. Pourtant un accueil souriant était toujours offert aux amis à notre table.
Dans les pires moments j’eus à mon côté le secours et la sympathie de Miss Goodenough. Elle partagea son pain avec moi et elle me protégea contre les coups plus ou moins durs venus à la fois de mes amis et de mes adversaires.

 

Voici maintenant un extrait des « adresses » de Pir-o-Murshid à ses disciples, lors des célébrations de son anniversaire (Viladat Day).

1924 – Maintenant je dois remercier très chaleureusement Murshida Goodenough, une amie dans le temps de besoin, une mourîde qui a depuis son entrée dans l’Ordre jusqu’à présent, a prouvé qu’elle était une amie aussi sûre qu’il est possible de l’être – et les mots ne peuvent exprimer que de tels amis puissent exister dans le monde, auxquels vous pouvez vous fier comme je me fie à Murshida Goodenough

1925 – tous ceux d’entre vous qui savent quelque chose de l’histoire du Mouvement Soufi – mais peut-être pas aussi bien que moi-même - connaissent le très grand service que Murshida Goodenough a rendu à la Cause en consignant les enseignements sans en altérer un iota. Ils estimeront plus tard par-dessus tout le Message tel qu’il a été préservé par Murshida dans sa forme originale. Murshida a prouvé et prouvera toujours qu’elle est la fidèle dépositaire (« The faithful trustee »).

1926 – Et quand je pense à Murshida Goodenough, et à quel point, depuis le commencement du Message, quand il commença à être exprimé dans le monde, à quel point elle s’est tenue ferme et constante dans la lutte, les mots sont inappropriés pour exprimer la gratitude que ressent mon cœur pour l’aide que Murshida a apportée lorsqu’il y en avait si peu à mes côtés. Et nous apprécierons toujours, de génération en génération, le travail que Murshida a accompli en rassemblant les enseignements et en les gardant pour la postérité.

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Ces éloges prennent tout leur sens au regard des grandes difficultés que Murshid Inayat Khan rencontra pour répandre le message du Soufisme en Occident. Ces difficultés, il les rencontra non seulement dans la vie extérieure, mais aussi, malheureusement, parmi ses propres disciples. Il s’en explique ainsi dans sa Biography :

« Dans le travail de toute ma vie en Occident, j’ai constaté qu’en Occident il n’y avait pas de disciples, il y avait des maîtres…. »
« La plus grande partie de ma vie en Occident s’est passée à préparer ceux qui étaient attirés par les enseignements intérieurs à saisir l’idée qu’on appelle Gourou–Shishya-Bhau, qui exprime la nature de la relation qui unit le maître spirituel et l’élève. Et j’ai constaté que là où un maître d’Orient commençait, c’était l’extrémité de ce à quoi je pouvais arriver dans l’entraînement de mes élèves …. »

 Gourou – Shishya – Bhau – Trois termes védantiques signifiant le maître, le disciple et le mode de relation qui les uni. C’est une trilogie indissociable, aucun des termes ne pouvant exister sans l’autre.

Et plus loin, le Maître ajoute, concernant ses difficultés extérieures et le genre d’aide apportée par ses disciples :

« Cela a été mon lot, spécialement au commencement de mon travail, d’avoir à construire tout l’édifice avec des récipients inadaptés et des instruments hors d’usage ».

« Parmi quelques-uns de mes collaborateurs masculins, j’ai vu un esprit de léger mépris envers les femmes qui travaillaient (pour la Cause)…..Néanmoins, aussi qualifiés que se soient montrés les hommes, les précieux services que les femmes ont rendus à la Cause ont été incomparablement plus grands. La façon dont quelques-unes d’entre elles ont travaillé incessamment avec un dévouement sincère et une foi ferme, a été pour moi quelque chose de merveilleux. Si ce n’avait pas été pour quelques femmes qui ont été mes collaboratrices dans la Cause, le Mouvement Soufi n’aurait jamais pu être formé ». (« Personal Account).

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Les photographies comme les témoignages de ceux qui l’ont connue à cette époque montrent Murshida Sharifa comme retirée à l’intérieur d’elle-même, n’ayant que les contacts absolument nécessaires pour le travail que lui confiait son Murshid en qui elle s’était pour ainsi dire absorbée. De cette absorption nous avons une image frappante dans ce portrait qu’en trace Theo van Hoorn qui l’a observée à Suresnes :

« …après la fin de la causerie dans le Hall de Conférences, mon attention est momentanément distraite pendant la réponse (de Murshid) aux questions écrites, par le klaxon d’une voiture qui perturbe le silence, de sorte que je manque la question. Comme je regarde autour de moi, je découvre soudain Murshida Goodenough au coin du premier rang. Elle avait été complètement cachée jusqu’ici par la silhouette imposante de "Auntie" Kjoesterud, la Représentante Nationale de Norvège.

Murshida Goodenough est assise presque sans bouger, totalement absorbée dans la tâche de prendre des notes qu’elle travaille ensuite pour qu’aucune des paroles de Murshid ne soit perdue. Complètement oublieuse de tout ce qui se passe autour d’elle, elle se penche dans une concentration intense, écrivant et en même temps tendue pour écouter, image même d’un monde de consécration à une tâche.

Intrigué, je continue à l’observer. Suresnes suscite les extrêmes en chaque individu et ici, certes, il y a une de ces figures que Balzac aurait pu décrire en détail dans ses romans. Ce n’est que plus tard que je compris plus pleinement l’intensité de son dévouement à la mission de Murshid dans le monde, quand je vis les photocopies des lettres de Murshid à Murshida Goodenough. Même sans les avoir vues cependant, je ne peux pas douter du rare degré de discipline spirituelle qu’elle incarne.

Une question hautement inhabituelle, que Murshid lit d’une lettre avec une certaine insistance, me ramène à ce qui se passe. Pour une raison dont on ne peut pas percevoir la cause réelle, quelqu’un a demandé « à quoi un mourîd pourrait atteindre si, s’étant ouvert à une inspiration plus haute, il parvenait à la fin à une contemplation complète grâce à la méditation ». Après avoir lu attentivement cette question, il semble que Murshid y réfléchisse un moment ; un profond silence s’établit dans la salle. Qui a posé la question ? S’applique-t-elle à celui qui l’a posée ? Ou bien ce ou cette mourîde a-t-il ou a-t-elle quelqu’un d’autre en vue, quelqu’un qui aurait captivé son attention ? Y aurait-il quelqu’un parmi nous auquel cela serait vraiment applicable ?

Une fois que Murshid a lu de nouveau la question lentement et attentivement, il dit ces quelques paroles, qui semblent embrasser tout un monde : « Alors ce mourîd devient un maître ». Est-ce mon imagination ? Murshid n’a-t-il pas laissé errer son regard, pendant une fraction de seconde, sur cette figure muette, immobile, profondément penchée, qui se concentre exclusivement sur ses notes, innocente de l’intention qui s’est posée sur elle ?

Aucune personne présente n’y aurait autant de droits que Murshida Goodenough, de par sa maîtrise totale de tous les devoirs qu’elle s’est engagée à remplir dans le Soufisme ».

 Theo van Hoorn – Mourîd Néerlandais de Pir-o-Murshid Inayat Khan. Il a laissé des souvenirs très vivants, qui parviennent à évoquer non seulement les faits, mais aussi l’atmosphère et l’esprit uniques de ce que l’on pouvait vivre auprès du Maître.

 Représentant(e) National(e) - Dans chaque pays où il avait créé des centres, Pir-o-Murshid nommai un ou une de ses disciples en tant que Représentant(e) pour continuer les activités en son nom.

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Les tâches de Murshida Sharifa dans le Mouvement Soufi naissant (je ne parle que de ses tâches extérieures) étaient diverses en effet : prise en écriture rapide et mise au net de la plupart de ses conférences quand il était à Suresnes, discussions avec le Maître sur les questions d’organisation, supervision de certains travaux en cours.

Wazir van Essen écrit : « Je l’ai vue pour la première fois au début de Juin 1925. Murshid, qui était gravement malade, venait de rentrer d’Angleterre.

Murshida se trouvait dans le sous-sol de Fazal-Manzil, elle était en conversation avec Sakina (Nekhbaht) et Kismet (deux autres secrétaires de Murshid). La conversation se faisait à voix basse. Il était clair que c’était Murshida qui menait cette conversation. Ce qui me frappa le plus à cette occasion était son allure aristocratique et son attitude digne et ferme ».

 Wazir van Essen (1905-1981) - Fut attiré très jeune vers le Soufisme et devint disciple de Pir-o-Murshid. Il fut d’abord secrétaire de Sirkar Van Stolk pour tout ce qui concernait l’Ecole d’Eté à Suresnes. Puis il joua un rôle de plus en plus important, jusqu’à devenir, après le décès de Sirkar, responsable du mouvement Soufi qu’ils avaient co-fondé en Afrique du Sud. Il était estimé de tous pour sa sagesse, sa modération et l’équilibre dont il fit toujours preuve dans sa vie.

 Fazal-Manzil – (La Maison des Bénédictions) – C’est ainsi que Pir-o-Murshid avait appelé la maison qu’il habitait avec toute sa famille, au 27 rue de la Tuilerie à Suresnes. De l’autre côté de la rue se trouvait la porte du Champ Soufi.

 

J’ouvre ici une parenthèse ; parmi les deux personnes sus-nommées : Kismet Stam et Sakina (plus tard Nekbakht) Furnée, (que nous avons eu l’honneur de connaître, surtout Sakina qui fut une amie), Kismet était une très forte personnalité, on peut même dire une personnalité dominatrice. Les relations avec Murshida Sharifa ne durent pas être très faciles…

Wazir reprend :

« J’eus souvent l’occasion de lui parler des affaires concernant l’Ecole d’Eté pendant les années suivantes. Ce qui était alors le plus marquant était son comportement bienveillant et pourtant réservé et surtout son inébranlable fidélité à ce qu’elle croyait que Murshid aurait désiré.

Un jour, lors de la visite d’un cheikh Tunisien et de ses disciples un dimanche après-midi, Murshid lui demanda de servir d’interprète pour la traduction française orale de sa conférence sur le Message Soufi ; ce fut une démonstration spontanée de « tasawwuri-murshid ». Murshid parla sans notes et Murshida traduisit dans une attitude d’effacement complet et avec précision, sans lever la tête ; elle était entièrement concentrée sur sa tâche et surtout elle reflétait l’influence du conférencier ».

 L’Ecole d’Eté – Chaque année de 1923 à 1926 de Juillet à Septembre, Pir-o-Murshid séjournait à Suresnes où il donnait des conférences, tenait des réunions de responsables, recevait individuellement ses mourîds, méditait avec eux et surtout donnait des conférences le matin et l’après-midi, conférences qui forment maintenant la plus grande partie de l’enseignement écrit qu’il nous a laissé.

  « Tasawwuri-murshid » – au sens propre : visualisation mentale du Murshid, destinée, à terme, à amener une union d’esprit avec lui. Ici, il s’agit évidemment d’une union d’esprit.

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Correspondance de Pir-o-Murshid avec Murshida Sharifa.

Les rares et précieuses photocopies de lettres autographes de Murshid Inayat Khan à Murshida Sharifa qui nous sont parvenues montrent, s’il en était besoin, le rôle prépondérant et cependant très discret que joua Sharifa Goodenough dans le Mouvement Soufi naissant, ainsi que l’absolue confiance que son Maître avait en elle. Et cet échange épistolaire nous rappelle – encore une fois - le genre de difficultés auxquelles se heurtait sans cesse Murshid Inayat Khan.

Elles commencent, ces lettres, par une formule anglaise qui sera naturellement traduite, mais qui risquera d’y perdre quelque peu de sa saveur et de son esprit ; c’est pourquoi nous la conserverons, tout en en donnant la traduction.

De Murshid à Sharifa Goodenough:

Southampton, 7 Janvier (année inconnue)

My dear and trusted Khalifa,
Ma chère et fidèle Khalifa,

Je vous écris pour vous dire que je suis actuellement en Angleterre et que j’imagine que vous êtes maintenant à Genève. J’espère que vous pourrez bientôt être à Genève si vous n’y êtes pas maintenant. Vous n’avez pas besoin de tenir des classes si vous n’y voyez pas d’inconvénient, parce que Mrs. van Sautter est une forte personnalité et elle peut s’arranger pour combattre différentes natures, certaines faciles, certaines difficiles ; peut-être pourrez-vous partager le travail entre vous et Mrs. Van Sautter, vous étant une autorité reconnue sur le sujet.

 Mrs Hart van Sautter – Avait été nommée en 1920 comme responsable du centre de Genève

 

Berlin, 18 Octobre 24

My most beloved and trusted Murshida,
Ma très aimée et fidèle Murshida

A Munich cela s’est bien passé, quoique cela aurait pu aller mieux. Un groupe a été formé et donné à la direction de Mrs. Hoeber. A Berlin j’ai commencé le soir dernier devant les étudiants de l’Université qui parlaient anglais et cela s’est bien passé ; à présent il faudra voir comment cela continuera. La Baronne d’Eichtal semble vouloir s’échapper du comité pour l’Ecole d’Eté ; ne la laissez pas faire. Murshida Green a logé chez elle. Elle paraît disposée à faire elle-même le travail à Paris. Laissez-la faire comme elle le veut, mais sans qu’elle s’en aperçoive laissez tout tomber entre vos mains comme cela viendra.

 Murshida Sophia Saintsbury-Green – Venue de la Théosophie, elle fut très vite conquise par le Soufisme et devint une mourîde de Pir-o-Murshid. Littérairement très douée, elle fit de nombreuses conférences sur l’enseignement du Maître et écrivit deux ouvrages : « Memories of Hazrat Inayat Khan » (Souvenirs sur Hazrat Inayat Khan), et « Wings of the World » (Les Ailes du Monde). C’est grâce à ses efforts que se structura, en 1921, et se répandit l’Adoration Universelle dont elle fut nommée la première responsable(Seraja).

 Baronne M.C. d’Eichtal - Représentante Nationale du Mouvement Soufi pour la France de 1924 à 1929. C’est dans son appartement à Paris que se tenaient les conférences et les réunions en dehors des Ecoles d’Eté.

 

Fazal Manzil, 22 Octobre 24

My blessed and trusted Murshida
(Ma Murshida bénie et de toute confiance),

J’ai été vraiment content d’avoir de vos nouvelles. Aujourd’hui je parle devant un très large public à Berlin. J’ai peur que cela ne coûte beaucoup trop et nous avons déjà une grande perte financière. Officiellement, en Allemagne, on ne peut pas s’attendre à autre chose Je suis content que la Baronne d’Eichtal désire que vous preniez la parole. Je vous demande de saisir toutes les chances possibles de prendre les rênes de la société ici en mains, spécialement en ce qui concerne le travail spirituel et de laisser toute autre considération pour le moment. Vous ferez cela de ma part ; la première occasion est perdue ( ?) et nombreux sont ceux qui l’influencent en sens contraire, autant que nous l’influencions puisqu’elle est sujette à l’être…

 

Enfin voici une dernière lettre la plus émouvante peut-être parce qu’elle date du retour de Pir-o-Murshid aux Indes, où il décèdera un peu plus de deux mois plus tard :

29 Nov. 1926
c/o General Post Office
Baroda

My blessed Murshida,
Ma Murshida bénie,

La dernière semaine, je n’ai rien entendu de vous. J’attends chaque semaine des nouvelles de vous. Le médecin m’a donné une semaine de traitement strict de sorte que je suis toute la semaine à la maison. Expédiez s’il vous plait les manuscrits à l’adresse ci-dessus, également les papiers sur la Psychologie, la Philosophie et le Mysticisme. Je suis invité par l’Université de Delhi pour donner six conférences. C’est aimable, mais cela signifie que je ne peux pas avoir le repos qui est ce dont j’ai en ce moment le plus besoin. Ahsamul-huk, notre représentant ici, a de longues oreilles, que pensez-vous de ça ? (C’est un homme charmant avec la mentalité d’un buffle, ajoute même Murshid dans une lettre suivante, avec une pointe d’humour). S’il vous plaît écrivez-moi tout ce qui vous concerne

With much love and many blessings.
En tout amour et bénédiction.
Murshid

 

Nous en arrivons maintenant à l’aspect peut-être le plus caractéristique de la relation maître soufi et disciple (surtout lorsque ce maître appartient à l’Ecole des Chistis, ce qui était le cas de Murshid Inayat Khan). Disons en deux mots quel est le caractère de cet entraînement. Il privilégie l’acquisition et le progrès des qualités humaines chez le disciple plutôt qu’il ne sollicite chez lui l’émergence d’aspects occultes. Il procède en outre en respectant ce qu’on pourrait appeler l’harmonie naturelle, un peu comme le ferait un père plein de sollicitude envers un enfant de bonne volonté, plutôt que de recourir à des épreuves pénibles et à des austérités successives, comme dans d’autres Ecoles, qu’elles soient soufies ou hindouistes.

Il n’en reste pas moins qu’il s’agit d’une ascension en commun du maître et du disciple vers le sommet le plus élevé de la vie humaine, et que, comme dans toute ascension, cela comporte des passages périlleux et pénibles, comme nous le verrons. Mais cela est la conséquence de la démarche elle-même, et non pas du maître ni de la méthode qu’il emploie

Voyons maintenant ce qu’il en fut pour Sharifa Goodenough.

 Ecole des Chishtis – Ecole issue de Khwaja Abou Ishaq Shâmi de Chisht, qui prit toute sa dimension en Inde grâce à Hazrat Kwaja Mo’ïn ud’in Chishti Sanjari Ajmeri, qui vécut au 12ème siècle de notre ère et dont nous descendons par Murshid Inayat Khan. Cette Ecole préconise la musique et l’harmonie dans tous ses aspects en tant que moyen d’évolution spirituelle.

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« Bhau », ou Sadhana, l’entraînement spirituel sous la direction de Murshid Inayat Khan.

 L’entraînement ésotérique soufi ne consiste pas seulement à prescrire diverses méditations et à faire faire des études philosophiques, mais à éprouver et à tester un élève : sa sincérité, sa loyauté, sa confiance, son courage, son intelligence, sa patience ; il consiste à peser et à mesurer son sens de la justice, sa faculté de raisonnement, et à sonder les profondeurs de son cœur…Le but de l’Ordre Soufi est de susciter dans une âme les qualités humaines, d’en faire un être humain fini, parachevé, accompli. (Pir-o-Murshid).

 Sadhana – Mot sanskrit qui signifie, pour Hazrat Inayat, ‘la voie de l’accomplissement’ que celui-ci soit intérieur ou s’effectue dans la vie extérieure. Ici, il s’agit évidemment de la vie intérieure.

 

Au risque d’étonner quelques lecteurs, je dirai que ce que voit le disciple chez son maître, ce qui en fait un disciple et pas seulement un auditeur ou un élève au sens habituel du terme, c’est que pour le disciple, son maître spirituel est bien davantage qu’une sorte de maître à penser ordinaire.

Voici d’ailleurs comment Murshida Sharifa expliquera plus tard cette relation pour le public:

On peut regarder la situation du maître, le travail du maître de diverses manières. Un maître pourra enseigner certains faits que l’élève apprendra, et sa tâche se bornera à cela. Un maître donnera son expérience ou sa connaissance, non pas comme il l’a apprise d’un livre, mais de sa vie, et l’élève l’assimilera autant qu’il le pourra ou que cela s’accommodera à son tempérament ou à ses idées. Ou bien un maître inspirera son élève, lui donnera quelque chose qu’on ne peut pas exprimer en paroles. Au-delà des faits qu’il enseigne, des connaissances qu’il donne, de ses points de vue, de sa connaissance de la vie, il donnera quelque chose qu’on ne peut pas exprimer en paroles. Ce n’est pas qu’un maître influence ou qu’il manipule le psychisme du disciple, mais il donne quelque chose qui restera toujours dans son cœur et dans son esprit et qui fera de lui l’expression du maître – davantage même que l’enfant n’est l’expression de la mère et du père.

On peut regarder le maître comme un livre ou un dictionnaire vivant qui apporte de l’information ; on peut le regarder avec considération aussi longtemps que l’élève trouve intérêt à ce qu’il apporte. Ou il se peut que le maître soit comme un ami plein d’expérience, par exemple dans un art : l’élève considère alors le maître comme quelqu’un qui lui tend la main pour l’aider dans la voie qu’il a choisie. Ou bien un maître peut prendre une importance bien plus grande. Entre le maître et l’élève, il peut s’agir d’une tâche sacrée. La première chose que l’on enseigne en Orient est de s’incliner devant le maître. Parfois on enseigne maintenant le contraire ; on dit aux élèves de rester étrangers à ce qu’ils apprennent et de regarder ce qu’on leur apprend avec un esprit critique ». ( The ocean within – An inspiring teacher).

 

Pour un occidental moderne, un homme, même ce qu’il appelle « un grand homme », est un homme, c’est un être comme tous les autres, sujet à toutes les faiblesses, à tous les manquements, il est vulnérable comme lui-même aux tentations diverses de l’existence, et il ne voit du monde que ce qu’il en voit lui-même ; c’est un individu enfermé dans les limites de sa peau et pour qui la seule lumière qui existe est celle du soleil, du feu ou de l’électricité. Qu’il y ait une lumière qui soit en même temps intelligence et que par elle tout ce qu’il y a sur la terre et dans le Ciel devienne aussi clair qu’un objet en plein soleil, cela, l’occidental moderne ne peut pas l’imaginer, donc il ne le croit pas. C’est la même vision terre-à-terre qui fait que, pour un chrétien simplement pieux, l’injonction du Christ : « Soyez parfaits comme votre Père au Ciel est parfait » sonne comme une impossibilité flagrante, à moins d’en interpréter les paroles de manière à leur faire perdre leur sens premier.

Or, si nous prenons la vie de Murshida Sharifa Goodenough comme exemple, nous constatons que l’être humain peut atteindre une autre dimension. Une dimension qui peut frapper comme évidente un esprit dépourvu d’images préconçues et non obscurci par la grisaille et la médiocrité ambiantes.

La parfaite illustration de ce fait, on la trouvera dans les premières pages. Deux enfants, deux êtres encore vierges d’idées reçues sur la petitesse humaine, deux êtres dont le regard n’était pas encore pollué par le côté trivial, petit, terre-à-terre de notre humanité courante, ont spontanément perçu ce que cette âme irradiait, au-delà de l’apparence de la simple dame âgée qu’ils voyaient.

C’est cela que perçoit un disciple, et qui en fait un vrai disciple s’il est mûr pour l’être. C’est cela que perçut Lucy Goodenough quand elle approcha Hazrat Inayat.

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On trouve un reflet de cette vision dans ce qu’elle écrivit plus tard, qui montre la manière dont elle avait ressenti ce que l’on recevait, ce que l’on vivait auprès de Hazrat Inayat. Le 5 Juillet 1929, deux ans après la mort du Maître et à l’occasion de la date anniversaire de sa naissance, elle écrivit :

« Notre Murshid a toujours glorifié son Murshid, mais en a trouvé peu pour le glorifier. Le Messager a souvent cité ces mots : « The bringers of joy have always been the children of sorrow » - “les porteurs de joie ont toujours été les enfants de la douleur” – les enfants de la douleur, eux qui sont le bonheur même, apportant avec eux leur propre bonheur, le bonheur de l’âme, et cependant façonnés par la douleur au milieu de laquelle ils vivaient. Car le monde ne peut pas les comprendre, le monde s’élève contre eux de tous côtés, s’opposant à eux, leur causant souffrance »....
....« Et ainsi il souffre et puis s’élève au-dessus de toute souffrance. Il la rencontre avec un sourire, il est reconnaissant dans toutes les circonstances. Nous lisons dans le GAYAN: ’Rien ne peut ôter la joie à un homme qui possède la juste connaissance de la vie’. Il avait cette connaissance plus qu’aucun autre, lui dont la connaissance de la vie était si étendue, dont la connaissance s’approfondissait à chaque pas qu’il faisait. Et on pouvait tout-à-fait le comprendre grâce à la manière dont il parlait : la façon dont les distinctions et les différences disparaissaient dans la lumière de l’unité jusqu’à ce qu’enfin il n’y eût plus aucune ligne qui séparât l’homme de Dieu. C’est un bonheur qui n’a pas de comparaison. Le Messager voyait, en regardant chaque personne, sa nature, son caractère, ses mérites, sa force, sa faiblesse. Il savait, dans une salle pleine de monde, la condition de chacun, l’état de son être physique, sa condition mentale, ses aspirations, la tendance de son âme. Le bonheur lui appartient, à celui-là dont l’âme s’est dévoilée et lui dévoile le secret de chaque être et de chaque objet. Le bonheur est à lui, qui a trouvé son âme qui est bonheur en elle- même, et qui vit dans son âme, qui a sondé les profondeurs de la vie où il n’y a plus qu’amour et bonheur. Comment en effet le bonheur ne pourrait-il pas être sien alors que lui-même est la source de toute beauté, le créateur d’harmonie ?

Le bonheur de l’innocence, on peut le voir dans celui qui, comme un enfant innocent, se tient comme un roi au milieu de ses représentants, libre d’eux tous, indépendant de tous ; qui, en donnant, ne semble pas donner ; qui, tout inconsciemment semble-t-il, guérit et inspire ; dont le premier mouvement est de croire, d’accepter, d’aimer. L’innocence de Jésus a été connue des Soufis ».....

« Et puis il y a ce dont il n’a parlé qu’une seule fois : sa consolation d’avoir apporté le message de Dieu à quelques âmes, et de les avoir aidées dans leur vie. Si tous ceux parmi nous veulent bien penser à ce qu’était leur vie, à ce qu’ils étaient avant de rencontrer Murshid, à ce qu’ils sont devenus plus tard, ils seront d’accord avec moi, comme a dit quelqu’un dont l’âme était liée à Murshid, que la gratitude est un mot trop grossier pour ce qu’ils éprouvent.

Dans le VADAN nous lisons : « Tu pétris mon esprit et mon corps pour faire l’argile nécessaire à la construction d’un nouvel univers » - l’argile d’un nouvel univers, la substance d’un nouvel univers et l’exemple d’un nouvel univers.

L’Asie est remplie de Bouddhas, de personnalités formées par la contemplation de ce calme et de cette paix, et de cette compassion. Il y aura davantage de beauté dans le monde, davantage d’harmonie, davantage d’amour, à mesure que les mourîds, par leur concentration, par leur méditation, par leur union avec Murshid, montreront dans leur vie un aperçu de cette perfection qui fut ici ».

 Gayan – Un recueil de dictons, poèmes, prières et invocations. Avec le Vadan et le Nirtan il constitue une lecture de base pour tous les disciples de Murshid Inayat Khan.

Encore une fois, ce témoignage pourra étonner. La plupart d’entre nous semble ignorer toute la grandeur et toute la beauté de la vie et paraît vouée à une vision trop pauvre, trop terre-à-terre, une vision limitée à ce que nos sens et notre intellect peuvent nous en montrer. Et puis cela change le regard que nous portons d’habitude sur nos semblables. Ne sommes-nous pas tous faits de la même argile, affligés des mêmes faiblesses et des mêmes imperfections, des mêmes limites psychologiques, morales, indéracinables, inéluctables? Cette vision égalitaire, qui est celle de la majorité d’entre nous, voile à nos yeux le fait que chaque être humain est un exemplaire unique. Unique non seulement par le mélange particulier des diverses facultés d’intelligence, de sentiment, par le degré d’émotivité, de sensibilité, de connaissances, mais par-dessus tout par le niveau d’évolution. : de l’animal à l’ange, en passant par le génie, il y a toutes les gradations dans la grande famille humaine. Mais cela, nous l’avons oublié, une telle distinction n’est plus dans l’air du temps. Qu’il y ait des êtres qui, pour ainsi dire, crèvent la peau de l’homme en eux et parviennent à ce point où ils vivent dans la conscience divine et en témoignent à d’autres par leur vie et par l’élévation, l’inspiration, le bonheur qu’ils leur apportent, cela est scandaleux pour les conceptions démocratiques et rationnelles de notre époque.

Pourtant le témoignage de Murshida Sharifa que nous venons de lire n’est pas un témoignage isolé. Nous avons fréquenté plusieurs disciples directs de Pir-o-Murshid qui ont pu nous dire les mêmes choses. Ils avaient rencontré un être unique, cet être leur avait découvert un aspect d’eux-mêmes et une vision de la vie qu’ils n’avaient jusque là jamais cru, ni osé, exister, sauf dans les belles légendes et les mythes du passé. Mais cet être était aussi la preuve que l’existence humaine pouvait se situer à un niveau tellement supérieur à celui de la généralité qu’ils en restaient encore éblouis.

De plus, les accents de ce témoignage ne sont pas différents de ceux qui nous viennent de l’entourage de très grands mystiques, de Ramakrishna par exemple, aujourd’hui considéré à tort ou à raison par beaucoup d’Hindous comme leur dernière incarnation divine.

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Quoi qu’il en soit, la relation entre Sharifa Goodenough et son maître spirituel nous offre un parfait exemple de cette phase essentielle de l’ascension mystique, appelée par les Soufis fana-fi-Sheikh – littéralement : « l’absorption dans la personnalité du maître ».

Parmi toutes les formes de relations entre les êtres humains, celle-ci est particulière et ne peut se comparer à aucune autre. Et comme elle explique entièrement le parcours et même l’apparence et la conduite de Murshida Sharifa, nous allons nous étendre quelque peu sur le sujet.

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Le fana-fi-sheikh des Soufis réalisé par Murshida Sharifa et ce qui en a résulté pour sa vie et sa personnalité.

On traduit généralement fana par « annihilation », ce qui fait frémir d’horreur les occidentaux que nous sommes. Or, voici ce qu’elle en dit elle-même :

« Le ‘fana’, l’absorption, que l’on traduit aussi par l’annihilation est un mot qui a épouvanté bien des gens. Pourtant l’absorption est un processus naturel : nous le voyons continuellement à l’oeuvre dans notre vie quotidienne. Deux êtres qui ont passé de longues années ensemble finissent par se ressembler ; ou bien l’un commence à ressembler à l’autre. Quelquefois toutes les personnes qui vivent réunies dans la même maison prennent une expression similaire après un nombre suffisant d’années et cette ressemblance s’étend même aux animaux : le chien aura un air de famille, le chat aussi…. C’est le processus d’absorption qui est un effet de la concentration.

… Nous savons tous qu’un enfant est exposé à d’heureuses influences s’il se trouve en présence d’être bons, au caractère noble ; nous savons très bien que nous trouverons le reflet de ces personnalités en lui s’il a passé quelque temps dans leur compagnie.

Le processus de l’absorption se fait en deux étapes. Dans la première, l’image sur laquelle nous nous concentrons est reproduite en nous par l’effet de la concentration. Dans la seconde phase, elle est reproduite non seulement en nous, mais à travers nous, en ce sens que notre être commence à devenir ce qui est l’objet de notre concentration, quel qu’il soit ; que notre concentration se fasse sur un être humain ou sur un idéal, l’effet en est le même.

Dans la vie spirituelle, le sentier de ‘fana’ mène droit au but. Bien qu’il signifie ‘annihilation’, c’est un sentier qui est très naturel à l’être humain. Il implique un sacrifice, mais c’est le sacrifice le plus naturel qu’un être humain puisse faire, parce que tout être qui contemple un bel objet ou une belle personnalité, se perd en lui tant que dure cette contemplation. Et il n’existe pas de bonheur plus grand que celui qui résulte du sentiment de s’être perdu dans un objet de beauté ; c’est une purification, cela élève et cela libère de bien des choses » (« Fana, l’absorption » in « Soufisme d’Occident »).

Plus loin, Murshida Sharifa nous offre une illustration biblique de ce qu’elle vient de dire, qui précise encore sa pensée.

Quand le disciple s’est perfectionné par la voie de fana – dit-elle – il arrive enfin à Dieu. C’est un processus, une voie …« qui est décrite dans l’histoire de Ruth et Noémie que nous trouvons dans la Bible. Cette histoire dit que Noémie était allée vivre dans un pays qui n’était pas le sien. Elle avait deux fils mariés dans ce pays. Ces deux fils moururent. Noémie resta seule avec ses deux belles-filles et souhaita revenir dans sa patrie. Elle leur fit part de son projet. La première lui déclara qu’elle souhaitait rester parmi les siens. Mais Ruth lui dit: « je vous accompagnerai dans votre pays ». Noémie lui dit alors que le voyage serait long et difficile, que ce pays n’étant pas le sien, elle n’en connaîtrait pas la langue. Sa belle-fille lui répondit par les belles paroles qui se trouvent dans la Bible : « Où tu iras, j’irai ; où tu resteras, je resterai. Ton peuple sera mon peuple ; ton Dieu sera mon Dieu ». Et, ayant abandonné tout ce qui était à elle, sa patrie, ses parents, sa famille, elle partit avec Noémie. Après un long voyage, elles arrivèrent dans le pays de Noémie, Bethléem, qui était le pays de Chanaan. C’était le temps de la moisson ; Ruth avait à glaner. Noémie l’instruisit et lui montra comment faire pour ramasser les épis tombés. De plus, Ruth avait une pétition à faire au Seigneur du lieu, Booz ; l’usage à cette époque voulait que si quelque membre d’une famille restait seul, il soit adopté dans la famille de son chef, car il y avait une parenté entre l’adopté et le chef de famille. Noémie instruisit donc sa belle-fille ; elle lui dit comment approcher Booz, comment faire sa pétition. Et Ruth ayant fait ce que Noémie lui avait dit, fut adoptée dans cette famille et unie à Booz.

Dans cette histoire, Noémie représente le Gourou qui a des disciples et veut retourner dans son pays spirituel. Un de ses disciples n’a pas le courage de faire le voyage ; il est attaché à ce monde ; l’autre insiste pour accompagner le Gourou. Lorsque ce dernier est arrivé dans son pays, après bien des difficultés, il apprend à son disciple comment glaner, comment gagner la connaissance divine, qui est représentée par les épis ; et il lui enseigne aussi comment il doit faire pour que son désir soit accompli. Le disciple ayant fait ce qui lui a été enseigné trouve le pays qui est véritablement le sien : il est uni à Dieu. - (Soufisme d’Occident – « Fana , l’Absorption »).

Murshida Sharifa, comme on l’a dit plus haut, ne parlait jamais directement de ses propres expériences mystiques. Mais quand il lui arrivait d’exposer un sujet spirituel, il était parfaitement clair pour ceux qui l’écoutaient qu’elle parlait d’expérience.

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Le cahier des rêves

Lorsqu’un être dont la vocation est de suivre le chemin du mysticisme prend l’initiation de la main d’un maître, il est courant qu’il commence à avoir des rêves qui ont un sens pour son parcours, immédiat ou futur. Ces rêves montrent rarement les choses en clair. Ils sont très généralement symboliques. Le sens peut lui en sembler obscur, mais ils sont clairs pour son maître, si celui-ci est un vrai maître.

De cela, le cahier où Sharifa écrivait ses rêves constitue une parfaite illustration. Elle commença à l’écrire en 1915, peu après qu’elle eût été initiée.

" Ils sont très clairs - écrit Feizi van der Scheer qui eut en mains ce cahier après le décès de Murshida - et les images sont souvent belles. En outre, ils jettent une lumière sur son caractère. Souvent elle y voyage, parfois par le train, parfois à cheval ou dans une voiture et elle se soucie beaucoup du cheval, qu’on ne le force pas ou qu’il ne soit pas blessé. Elle est souvent portée à aider d’une manière ou d’une autre un enfant, un chat ou un petit animal. Elle s’y préoccupe des autres et souvent voudrait leur montrer ce qu’elle voit. Cette tendance à aider révélée par ses rêves est très remarquable et on la trouve rarement dans ceux d’une personne ordinaire. Parfois elle part en voyage avec d’autres et puis elle suit son propre chemin ; un chemin qui est souvent escarpé et glissant, mais en le suivant elle voit et fait l’expérience de choses que les autres ne viennent pas voir. En dessous de certains de ces rêves, Murshid inscrit des remarques, qui s’accomplirent sûrement par la suite. Il y a bien trop de rêves pour les rapporter tous, mais j’en rapporte quelques-uns".

Samedi 4 Septembre - J’ai rêvé que je me promenais autour d’un vaste réservoir. Soudain j’ai vu une très grande otarie. Elle a paru vouloir venir vers moi, mais s’arrêta et se dressa sur sa queue. Je pensai comme c’était bien que dans cette vieille ville les gens des quartiers pauvres aient cette pièce d’eau, et quelque chose d’aussi intéressant à y regarder.

Jeudi 16 Septembre - J’ai rêvé que ma chambre à coucher était une pièce où il y avait des robinets où les gens venaient prendre de l’eau. Le lit était haut de plusieurs yards. Il y avait deux ou trois bois de lit les uns sur les autres. C’était très inconfortable. Il y avait deux hautes fenêtres et beaucoup de lumière, et la pièce était blanche. Un vieux monsieur est venu prendre de l’eau. Je ne l’ai pas laissé entrer. Puis une femme entra directement prendre de l’eau. Elle me parla beaucoup. – (Murshid : Vous serez une fontaine d’inspiration pour vous-même et pour d’autres que vous pourrez choisir).

(Date ?) - J’ai rêvé que ma sœur, qui avait été malade, était assise à côté de moi et prenait une leçon de musique. Elle était vêtue d’une draperie bleu-pâle. Une autre personne se mit à dire qu’avec d’autres, elles apprenaient la musique ésotérique. Elles prétendaient que leur apprentissage était le meilleur de tous. Murshid nous enseignait. Il demanda aux autres personnes si elles souhaitaient continuer de la même façon. Elles répondirent que oui. Mais il nous enseigna une façon différente et j’en fus très contente. Ma soeur commença à se fâcher contre moi, disant qu’elle ne partagerait pas avec moi et ne resterait pas avec moi….. Je n’ai rien répondu du tout à ma sœur, mais, après un moment je me suis levée et j’ai fait semblant de lui donner une gifle. Elle a eu très peur et s’est sauvée. Très vite elle est revenue et s’est plainte à mon sujet. – (Murshid : vous serez spécialement entraînée dans la musique ésotérique et vous éprouverez une grande opposition et jalousie).

Mardi 19 Octobre 1924 – J’ai rêvé que Murshid était assis près de la fenêtre, à côté d’une rue qui menait à la mer. J’étais assise en face de lui. Il me dit en français : « Ce sujet de l’indifférence est très intéressant. Il est très profond ».

J’ai dit : « Il est très profond ». Je ne pouvais pas très bien entendre ce qu’il disait. Je dis : « Aujourd’hui je ne peux pas entendre et je ne peux pas voir très bien ». Et puis je n’ai plus pu voir clairement Murshid, tout est devenu noir, plus lumineux ensuite, et puis tout-à-fait fait noir, et je suis tombée de ma chaise. Un instant je suis restée suspendue à cette chaise, puis suis tombée au sol et ai roulé deux fois sur moi-même. Je ne pouvais ni voir ni entendre, mais je pouvais sentir que j’étais vivante. Dans cette situation j’ai vu dans un rêve, premièrement un homme agenouillé sur un tapis de prière étalé sur le sol, et en train de prier. Il y avait un chameau à côté de lui, je voyais sa tête (celle de l’homme) contre la pleine lune. En second lieu deux hommes et un garçon préparant de la nourriture dans un récipient, sur une route dans la poussière blanche. Troisièmement une mouette se tenant près de son nid sur un rocher, dans une lumière très brillante. Quatrièmement une voix de femme disant : « Des chaussettes blanches, ils en portaient. Mon grand père en portait ; comme je les détestais ! » J’ai vu son grand père, un vieil homme maigre, assis sur un lit, habillé de noir et avec des chaussettes blanches. « Quand j’allais à l’école - continua-t-elle - elles n’étaient pas bonnes pour l’école ». Puis je roulai sur moi-même. J’ai tendu la main dans la direction où je pensais que Murshid se trouvait. Je pensai que si Murshid touchait ma main, je pourrais mourir comme par un choc électrique. Je sentais que je respirais fort et que ma bouche bougeait. Je pensai : «Peut-être suis-je évanouie. Il s’agit de très bien se maîtriser. Et je suis très calme ». Je pensai que Murshid ne permettrait pas que quelque chose de très mauvais m’arrive. – (Murshid : Le rêve de Murshid était la plus merveilleuse révélation pour vous. Veuillez en demander demain l’interprétation).

Samedi 31 Juillet – J’ai senti la présence de Murshid pendant la nuit ; et qu’il connaissait mes pensées et mes paroles et ce que je ressentais et ma peine, et tout.

Lundi 2 Août – J’ai pensé que je sentais que Murshid me disait quoi faire à chaque instant, et approuvant ou désapprouvant ce que je faisais et ce que je pensais.
J’ai vu le visage de Murshid et entendu sa voix, disant : « c’est bien ».

3 Août – J’ai rêvé que j’attendais dans ma chambre, et que Murshid arrivait. C’était une femme. Il me dit : « Asseyez-vous sur ses genoux » Quand je vins plus près, je fus étonnée de voir comme sa robe noire était noire. J’ai posé ma tête contre son cœur, pendant qu’il me parlait. Je n’entendais pas sa voix, mais comprenais que je pourrai toujours être près de lui et savoir ce qu’il me dit. Cela créa une sécurité et une paix dans tout mon être, comme je n’en avais ressentie auparavant, et qui resta longtemps après, lorsque j’étais réveillée.

 

Et il y a aussi un petit carnet dans lequel Antoinette Schamhart copia les annotations de Pir-o-Murshid concernant certains des rêves (qui n’ont pas pu être retrouvés). Voici quelques-unes de ces annotations :

a/ Ayez courage, l’illumination gît dans la souffrance.
c/ Vous êtes liée à Murshid sur tous les plans de l’existence.
g/ Votre illusion s’effondrera devant la réalité de votre âme.
i/ Vous ne pouvez pas dépendre de Murshid pour votre progrès mais vous devez y mettre aussi de vous-même.
j/ Vous irez de l’avant dans votre voyage spirituel sans égard pour ce qui vous entoure ni pour les circonstances.
l/ Tout, les amis et ce qui vous appartient, vous devrez les abandonner avant d’entrer dans le royaume de Dieu.
n/ Cela montre que pour vous le porteur du Message de Dieu est Inayat Khan.
p/ Cela montre que chaque personne mangeait comme les animaux mangent de l’herbe, mais voulait quelque chose de meilleur, que vous avez pris à la boutique de Dieu, qui est: la suave dévotion, l’essence de tout ce qui est bon et beau.
q/ Votre difficulté à progresser et à aider Murshid, et puis votre élévation vers le but idéal.

 Antoinette Schamhart – Elève et amie proche de Murshida Sharifa, qu’elle tâcha d’assister comme elle le pouvait dans ses épreuves, notamment par des démarches malheureusement infructueuses auprès du Sheikh-ul-Masheikh. Elle fut la mère d’Elise Schamhart, co-auteur de ce Mémorial.

Nous avons transcrit in extenso plusieurs de ces rêves, avec les remarques de Murshid, car ils servent à illustrer le processus de ce fana-fi-sheikh , de cette absorption progressive des qualités du maître, et même de cette imprégnation de la psyché du disciple par le maître tel qu’elle s’est déroulée chez Murshida Sharifa..

Si l’on ignorait tout des réalités de la vie intérieure, on pourrait appeler cela une aliénation de la personne au profit d’une autre, une domination, ou une abdication de la personnalité, ou même une sorte d’obsession amoureuse (l’élève sur les genoux du maître, posant sa tête sur le cœur de celui-ci). Mais toutes ces interprétations ne s’adresseraient qu’aux apparences et en seraient, en quelque sorte, les victimes ; elles n’en feraient que la caricature. Car on oublie généralement, dans l’interprétation des rêves, le fait que chaque personne se trouve à un niveau d’évolution différent ; de sorte que telle image pourra signifier telle chose dans le rêve de l’une, et une chose très différente dans le rêve d’une autre, qui sera d’une évolution différente.

 

Il est au contraire possible d’esquisser la signification réelle de ces rêves, parce que nous savons beaucoup plus de choses sur Murshida Sharifa qu’elle n’en savait elle-même au moment où elle rêvait et qu’elle en sut plus tard, comme nous allons le voir plus bas.

Nous n’allons pas faire une interprétation exhaustive de tous ces rêves, ce qui risquerait d’être fastidieux ; contentons-nous de prendre par exemple le rêve du 19 Octobre 1924. « … Murshid était assis près de la fenêtre, à côté d’une rue qui menait à la mer ». Le chemin qui mène à la mer est le voyage spirituel et la mer représente l’infini, l’indépendance en elle-même : en effet, étant en mer, on ne voit pas autre chose dans tout l’horizon que la mer, et d’autre part la mer ne dépend de rien, ne demande rien ; le cycle entier des eaux terrestres et atmosphériques est tributaire de la mer, mais la mer peut se passer d’eux. L’infinitude et l’indépendance sont deux caractères qui n’appartiennent qu’à Dieu, et n’appartiennent pas à l’homme, comme par exemple la mansuétude ou la bonté, qui peuvent se refléter en lui. Mais l’homme ne pourra jamais être indépendant de rien, et encore moins infini, étant voué à la limitation de son état humain. « Murshid était assis près de la fenêtre » signifie le maître qui « peut voir à travers la fenêtre », autrement dit qui est conscient de ce que sont la vie intérieure et le sentier mystique.

« Ce sujet de l’indifférence est très intéressant, il est très profond. J’ai dit ‘il est très profond’. Je ne pouvais pas très bien entendre ce qu’il disait »

Ah ! comme cela lui devint clair, plus tard, quand elle ‘réalisa’ pour elle-même cette indifférence ! Mais à l’époque elle ne pouvait pas très bien entendre ce qu’il disait.

Voici ce qu’elle expliquera elle-même plus tard, dans The ocean within :

« A mesure qu’une personne avance dans la vie, elle constate qu’il lui vient de plus en plus d’indifférence. Un enfant s’intéresse à tout ; il veut regarder tout ce qui arrive devant lui, toucher tout ce qu’il voit, il pose des questions à propos de chaque chose. Mais quand l’enfant a grandi un peu plus, une certaine indifférence lui vient et il n’a plus d’intérêt pour le jouet qui l’attirait tant. Et puis il arrive une période dans la vie de l’homme où l’indifférence s’accroît, où – ne sachant pas pourquoi – il constate qu’il a perdu intérêt pour ce qui le captivait auparavant.

Cette indifférence est-elle une perte ? Ce n’est pas une perte, c’est un signe de la maturité de l’âme. Elle signifie qu’un être s’élève au-dessus de ce qui portait autrefois sa main à acquérir ; ‘L’indépendance et l’indifférence sont les deux ailes qui permettent à l’âme de voler’ (GAYAN).

L’intérêt a-t-il moins de valeur que l’indifférence ? Les deux ensemble font la vie. Le monde fut créé par l’intérêt, il est résorbé par l’indifférence – a dit Hazrat Inayat. D’abord un certain mouvement, puis intérêt pour ce mouvement, et puis de plus en plus d’activité créant toutes choses et tous les êtres de l’univers. Et puis peu-à-peu l’intérêt cesse, l’emprise se desserre et la vie retourne à son état premier qui est la paix, qui est la dernière étape.

L’intérêt produit la joie, l’indifférence crée la paix, et dans l’alternance de l’intérêt et de l’indifférence, la vie s’écoule.

...Quand un homme mûrit dans son coeur, devient plus vieux dans son âme, son indifférence s’accroît. Dans cette indifférence il n’est pas malheureux, il est tranquille il est en paix. Par contre, quand ce qui semblait beau perd sa beauté aux yeux d’une personne, quand le fruit jusque là délicieux devient amer dans sa bouche, alors vient l’affliction, la déception. Mais avec l’indifférence arrive un bonheur – pourtant un bonheur que l’on peut à peine distinguer de la tristesse. Dans le langage de l’Orient, on l’appelle ‘Vaïragya’ .

Celui à qui cette indifférence est venue sent que son cœur vit, qu’il a tout son pouvoir, toute sa vie ; et sa force est préservée, et ne se dépense pas pour n’importe quel objet. Il sent que son cœur s’épanouit comme une rose, qu’il ne s’est pas orné pour plaire ; il s’épanouit, heureux de sa beauté parce que sa nature est beauté. Son âme brille comme un diamant, qui ne brille pas pour éclairer ni pour attirer ; il brille parce que sa nature est lumière. Tel est le parfait état d’indifférence.

L’indifférence peut-elle devenir absolue ? Oui, on fait l’expérience de l’indifférence absolue dans la vie courante, consciemment ou inconsciemment. On en fait l’expérience dans le sommeil profond, on en fait l’expérience dans la méditation. C’est l’état primordial de la vie. Aussitôt qu’il y a mouvement l’intérêt s’éveille et l’indifférence n’est plus absolue ».

Puis viennent les autres parties du rêve, qui sont peut-être de moindre conséquence, mais nous font toucher quelque chose des expériences mystiques et des progrès d’une âme. Nous apprenons que la rêveuse « est tombée de sa chaise, a roulé deux fois sur elle-même ; elle ne pouvait ni voir ni entendre, mais sentait qu’elle était vivante ». Il y a beaucoup d’expériences, beaucoup de phénomènes dans le chemin spirituel. Ces expériences oniriques – pour une fois à moitié seulement symboliques, l’autre moitié étant un barreau de l’échelle qui va vers le but – ces expériences signifient la sortie du corps matériel - la chaise. La rêveuse - sa conscience - tourne deux fois sur elle-même ; elle se dégage de ce qu’on appelle le corps astral et le corps mental ; dans cette situation elle ne pouvait ni voir ni entendre, mais pouvait sentir qu’elle était vivante. Il n’y avait plus de mental pour voir ni pour entendre, mais la conscience possédait encore une chose : la vie. C’est alors que l’âme devint libre et put voir et entendre par elle-même des choses qui ne concernaient plus sa personne limitée, mais d’autres personnes, ou d’autres créatures. Puis elle roule sur elle-même et rentre, péniblement, dans son corps.

Cette deuxième partie du rêve montre aussi que Murshida Sharifa n’est pas la victime passive de ce qui lui arrive ; elle se maîtrise et se contrôle et elle tend la main vers son Murshid et elle pense que son Murshid ne permettrait pas que quelque chose de mauvais lui arrive.

Cela entraîne une remarque : il y a certes des gens de nature médiumnique à qui des expériences de ce genre peuvent arriver. Mais alors, même s’il y a contrôle, il n’y a pas protection par le plus grand idéal qui soit : la Vérité. Pour un vrai disciple son maître est quelqu’un qui a touché la Vérité, qui est revêtu de Vérité, mais c’est une compréhension qui est hors de portée, hors même des possibilités de conception de quelqu’un qui n’est pas un vrai disciple. C’est pourquoi les expériences occultes réduites à elles-mêmes – et même de survenue spontanée - sont un terrain d’expérience dangereux pour l’équilibre de la personne, qui peut ne plus pouvoir se contrôler et en devenir le jouet.

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Ce n’est certes pas par jeu que nous nous permettons ces interprétations. Encore une fois elles apparaissent clairement parce que nous connaissons le résultat qui s’en est suivi dans l’évolution de Murshida Sharifa et que nous pouvons faire le rapprochement, la comparaison. Non, ce n’est pas par jeu, ni par curiosité intellectuelle. C’est bien plutôt parce que les rêves comme les visions d’une mystique sont toujours significatifs de son évolution et de sa destinée, intérieure comme extérieure : ils font partie de son parcours. En outre, beaucoup des rêves que fait un mystique sont davantage que des rêves, et sont plus signifiants que ceux d’une personne ordinaire : ce sont, comme nous l’avons dit, des expériences dans les plans plus subtils mais aussi réels que le plan terrestre, des plongées dans la vérité profonde de son être dont il ne revient pas les mains vides, mais riche d’un savoir intime et de singulières certitudes.

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La proximité de Murshida et de Murshid

Feizi reprend : « Sharifa avait toujours la permission de voir Murshid sans rendez-vous spécial, et pendant une maladie très pénible de Murshid, elle seule pouvait le voir et il lui demandait d’éloigner les autres. Beaucoup le prirent très mal et lui causèrent beaucoup d’ennuis. On peut aussi voir la haute estime que Murshid lui témoignait dans un petit événement. Un jour qu’elle était chez lui aussitôt après la naissance d’un de ses enfants, il le lui mit entre les bras.

Pendant le Samadhi alors que Murshid voyait bien des mourîds qui venaient devant lui à la ressemblance d’un animal, il ne voyait pas Murshida comme telle.

Sharifa prit des leçons de persan avec Murshid et elle prit aussi des leçons musicales de Vina. Elle se sentait aussi spécialement reliée à la Perse…

… C’est dans un cahier contenant des caractères et des mots persans que je vis le sens de son nom soufi : Sharifa = vertueuse. J’aurais pu le savoir depuis longtemps parce qu’elle me l’avait dit un jour, mais en parlant du mot vertueux, au lieu de dire : ‘c’est le sens de mon nom’, elle dit : ‘c’est ce que je suis’. Cela me dérouta qu’elle puisse dire une telle chose à propos d’elle-même, et je ne compris pas ce qu’elle voulait dire ». Et Feizi ajoute, un peu éberluée semble-t-il: « Il n’y a pas de plus grande vertu que de se montrer bon et fidèle envers son ami, digne de sa confiance. On doit principalement trouver la différence entre la vieille âme et l’âme-enfant dans cette particularité », dit Murshid dans « La construction du caractère ». Et lors de Viladat Day 1925, il dit de Murshida Sharifa : « Murshida nous a prouvé, et prouvera toujours qu’elle est la fidèle digne de confiance » (je traduis littéralement l’anglais faithful trustee).

 Samadhi – Feizi van der Scheer fait ici allusion à des circonstances solennelles ou Murshid entrait dans une méditation profonde et où quelques mourîds choisis venaient devant lui et recevaient une bénédiction spéciale.

Il est peut-être nécessaire ici d’ouvrir une parenthèse sur les « noms soufis » que Murshid donnait à se élèves, et dont l’usage tend à se perpétuer depuis. Remarquons que ce n’est pas seulement un usage oriental. Quand un moine ou une nonne entre dans un ordre religieux chrétien, un nouveau prénom lui est donné, généralement celui d’un saint du passé, censé lui servir de modèle ou de protection.

D’abord, qu’est-ce qu’un nom ? C’est ce à quoi nous nous identifions. Si, dans une foule, une gare par exemple, vous entendez crier votre prénom, vous vous sentez instinctivement concerné et même, cela peut vous faire vous retourner. Vous ne prenez pas le temps de réfléchir que peut-être ce n’est pas vous qu’on appelle, mais que cela pourrait être un homonyme. Votre prénom et vous, à ce moment-là, c’est une seule et même chose et l’entendre vous mobilise entièrement.

Murshida Sharifa était très avertie de ce phénomène d’identification au nom. Mais au lieu que vous et moi identifions notre nom avec notre ego limité, un véritable adepte aura médité dans sa conscience la qualité que ce nom évoque et se sera intimement approprié cette qualité. C’est pourquoi Lucy Goodenough a pu non seulement dire mais penser : « Sharifa ‘vertueuse‘, c’est ce que je suis». Ce qui, de la part de la première venue, aurait été d’une prétention risible, dans la bouche de Murshida était véridique. Mais sa manière n’était pas de fournir des explications détaillées : un mot, une phrase, et c’était à l’élève de recueillir et de méditer cette leçon qui ne disait pas toujours son nom.

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« La proximité de Murshida et de Murshid » ne veut pas dire que tout ait toujours été sans nuage entre eux. Une relation sans nuage, fut-ce entre maître et disciple, cela n’existe pas. Nous connaissons au moins une instance où un de ces nuages a obscurci momentanément l’harmonie des relations mutuelles, et cet incident est intéressant à plus d’un titre. Il est intéressant parce qu’il montre un aspect du caractère de Sharifa Goodenough ; il est aussi intéressant par ce qu’il a trait à la vie privée de Murshid Inayat Khan lui-même et montre combien celle-ci était difficile. Cet incident nous a été raconté par Sakina (plus tard appelée Nekbakht), l’une des secrétaires de Murshid (qui fut, comme nous l’avons dit plus haut, une amie pour nous). Au cours de l’Ecole d’Eté de 1925, elle-même et sa cousine Kismet Stam (une autre secrétaire de Murshid) virent arriver Sharifa dans un état terrible, comme hors d’elle-même. Elle venait d’affronter la colère de Murshid, lui que ses disciples ne voyaient jamais dans cet état. Nous répétons ici textuellement ce que l’un de nous a entendu de Sakina : « Si vous m’aviez demandé ma tête – dit Murshid avec un regard terrible – je vous l’aurais donnée, mais ça ! ».

Quel était donc ce ça ! capable de provoquer un si complet changement d’attitude chez Murshid que l’on avait toujours connu si posé, si calme et si bienveillant ? Sakina s’était rendue compte qu’elle avait trait à un récent banquet qui avait réuni Murshid, son épouse Begum et tous les mourîds présents à l’Ecole d’Eté, banquet organisé par Sharifa. Elle avait placé à une table, Murshid, qui présidait entouré de ses Murshida s, et à l’autre table Begum, présidant aussi, mais dans une situation secondaire et comme isolée, séparée de son mari. Cela pouvait peut-être se justifier d’un point de vue protocolaire, mais l’effet dut en être désastreux. Pour Begum, être ainsi séparée de Murshid, dont elle était déjà séparée si souvent à cause des voyages incessants du Maître d’Amérique en Europe et d’Europe en Amérique, dut être ressenti à la fois comme un affront et comme un signe qu’elle comptait moins que toutes ces femmes qui entouraient son mari. Cela montrait publiquement qu’elles étaient plus proches de lui qu’elle-même. Dieu sait quels orages s’en suivirent ; car, pour avoir connu Begum par la suite, nous savons quelle femme certes admirable, mais hypersensible et ombrageuse elle pouvait être. Pour Murshid, cela signifiait que Sharifa avait brutalement ignoré la relation qui le liait à Begum. De plus, d’un point de vue oriental, qui était celui de Murshid vis-à-vis de Begum, cette séparation était une sorte d’insulte à la dignité de l’épouse, donc de lui-même.

 Begum – Ora Ray Baker, épouse de Hazrat Inayat Khan. On ne l‘appelait jamais que ‘Begum’.

Quoi qu’il en soit, les deux cousines virent arriver chez elles Sharifa dans un état d’agitation extrême, et celle–ci se mit aussitôt à réciter de façon précipitée toute une partie de La Divine Comédie de Dante, en italien, puis s’assit enfin, libérée d’une terrible tension, mais épuisée. Elle raconta alors la colère de Murshid qui avait causée son agitation étrange.

Si nous avons choisi de faire état de cet incident, ce n’est pas par seul souci de vérité historique. Il nous faut comprendre que l’itinéraire commun du maître et du disciple est l’occasion d’épreuves diverses qui les atteignent l’un et l’autre. Un maître soufi n’est pas un magister sur une estrade, qui n’a pas à se soucier des états d’âme de ses auditeurs, c’est un être dont le cœur est infiniment plus sensible que celui d’un autre afin de pouvoir comprendre le langage de chacun des cœurs qu’il rencontre. Plus sensible veut dire plus vulnérable. Cependant il doit être plus fort que celui d’un autre pour résister à tous les coups qu’il reçoit de tous côtés. Ce chemin qu’on fait ensemble est donc un chemin d’épreuves ; épreuves aussi bien pour le maître que pour le disciple ; et l’on peut dire qu’ils s’éprouvent mainte fois mutuellement : pour l’élève ce sont des occasions de prises de conscience amenant à des rectifications. Pour le maître, ce sont des tests d‘endurance, Murshid Inayat Khan s’en est rarement expliqué. Néanmoins la citation suivante en fait apparaître un aspect qui s’applique, pensons-nous, particulièrement à la circonstance qui nous occupe :

« Il est difficile pour un maître dont la perception est aiguë, dont les sentiments sont délicats, de ne pas se fâcher contre un élève qui est enclin à faire des erreurs. Mais cela ne fait aucun bien au mourîd, spirituellement ou dans la vie ordinaire. Le déplaisir du maître peut tomber sur un mourîd comme une malédiction, et pourrait l’écraser avant que le maître ne le sache. Cependant il est bon que les mourîds soient avertis de la susceptibilité du maître, (car il est naturel qu’autant la satisfaction du maître puisse être grande, autant son déplaisir peut être profond), afin que le mourîd soit prudent, et qu’il ne se repose pas toujours sur la compassion du maître, continuant à commettre des erreurs

Le maître doit considérer son propre déplaisir comme son pire ennemi, et doit penser que si il tombe sur son mourîd, c’est comme s’il tombait sur lui-même. Et il est souvent irrésistible d’exprimer une réaction qu’une erreur du mourîd peut provoquer »…(Extrait d’un « Entretien collectif »).

Nous pensons que ce n’est pas faire injure à la mémoire de celui que nous considérons comme notre propre maître d’avoir écrit ces lignes. S’il fut une âme libérée, il fut aussi un être humain, et non pas l’image stéréotypée d’une idole infaillible et parfaite aux yeux du monde.

Et puis il est écrit, dans le VADAN, dans l’Invocation au Pir, au maître spirituel : « Maître béni, ton être même est pardon ». La suite des choses a montré qu’il en fut bien ainsi entre Sharifa Goodenough et son Murshid. Il suffit de se référer pour s’en persuader aux remerciements du Maître en 1926 à l’occasion de son anniversaire, et aux lettres que nous avons rapportées plus haut.

 Entretien Collectif – Groupe restreint de mourîds auxquels Murshid donnait un enseignement ésotérique particulier.

 Vadan – Avec le Gayan et le Nirtqn, ‘bréviaire’ des disciples de Pir-o-Murshid Inayat Khan.

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Il est temps de conclure cette période, qui fut une préparation pour la plongée dans
« l’Océan Intérieur »

Il n’est pas sans intérêt de connaître l’image de Murshida Sharifa que se faisaient ceux qui la côtoyaient à ce moment-là; Theo van Hoorn en trace le portrait suivant :

« Ne serait-ce que par sa réserve aristocratique, Murshida Goodenough, fille d’un général Anglais, formait un complet contraste avec la personnalité rayonnante de Murshida Fazal-Mai. Son attitude d’introspection devant la vie, qui parfois donnait l’impression qu’elle ne remarquait rien ni personne autour d’elle, la rendait difficile à bien connaître. Personnellement je ne pus jamais parvenir à faire sa connaissance. Ceux qu’elle avait admis dans son cercle intime, cependant, ont toujours exprimé leur admiration et leur respect sans réserve pour la noblesse de son caractère, son dévouement absolu pour l’idéal qu’elle avait choisi, et son jugement infaillible ». (Les Haras de Longchamp).

Murshida Sharifa apparaissait clairement en effet comme quelqu’un qui ne désirait pas frayer avec les autres membres du Mouvement Soufi, comme quelqu’un qui ne cherchait pas l’amitié. Peu comprenaient cela. Peu se rendaient compte qu’ils avaient à faire à une ascète par tempérament, (les Hindous auraient dit qu’elle était une yogini, une femme yogi) et que son insociabilité apparente n’était pas tant celle d’une aristocrate anglaise que celle d’une être profondément engagé dans la recherche de ce « Royaume de Dieu qui est au-dedans de nous » et pour qui tout le reste n’a qu’un intérêt relatif. En cela, il est vrai, elle ne suivait pas la voie qui est celle de la majorité des Soufis. La différence nous en est expliquée par Murshid Inayat Khan dans le passage suivant :

« Le chemin du yogi est de travailler à plonger profondément en lui-même, et de passer ainsi par les différents plans qui s’interposent entre lui et Dieu, le Soi intérieur. La manière du Soufi est l’expansion ; à mesure qu’il plonge en lui-même, il élargit sa vision de la vie. De sorte qu’à la fin, quand il a touché les tréfonds de son être, il a embrassé presque tout ce qui vit.

L’attitude du Yogi est de garder chacun à distance. Il bénira quelqu’un, mais il le bénira à distance, et dira avec douceur : « Ne m’approchez pas ». Il n’a aucune aversion, mais il préfère qu’on le laisse seul. Le Soufi vient avec les bras ouverts pour accueillir tous ceux qui viennent, car en toute personne il voit la lueur de l’être divin. Par conséquent il devient tout-embrassant. C’est de cette manière qu’il élargit son point de vue ».

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Mais cela c’était l’apparence. En réalité, sous cet extérieur assez froid, assez indifférent, un profond travail était en train de se produire. Un travail qui allait plus tard ouvrir cette ascète, cette yogini au monde et aux autres, et lui faire accueillir et guider avec sagesse et compassion les diverses personnes qui l’ont entourée jusqu’à la fin, comme nous le verrons plus loin.

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L’effet du Fana–fi-Sheikh

« Vous êtes liée à Murshid sur tous les plans d’existence » Qu’est-ce que cela signifie, sinon que la leçon du fana-fi-sheikh avait été apprise ? Pendant toute cette période aux côtés de son Maître, Sharifa s’était profondément transformée. Elle avait été, spirituellement parlant, comme une âme nouvellement née qui fait peu-à-peu l’expérience d’une vie nouvelle. Mais on pourrait dire qu’inversement à un nouveau-né qui vient de sphères plus heureuses et qui arrive dans une vie limitée contrastant durement avec celle dont son âme avait l’habitude, pour l’âme de la personne spirituelle au contraire, l’apprentissage consiste à quitter ce monde extérieur pour entrer dans les sphères plus élevées, plus subtiles, où le bonheur, la lumière et l’amour finissent par régner seuls.

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Sharifa n’y avait pas perdu ni aliéné sa personnalité au profit de celle de son maître, comme le terme de fana mal interprété risquerait de le faire comprendre ; sa personnalité avait seulement été épurée, nettoyée de sa gangue, celle de l’ego le plus dense, notre « moi-je », notre moi égoïste, qui nous sépare si irrémédiablement des autres. Et puis elle y avait ajouté cette dimension, ce ‘plus’ essentiel qu’elle avait hérité de son Murshid : l’expérience de son être intérieur, qui est comme l’exploration de pièces plus élevées d’une maison. La plupart d’entre nous ne vivons que dans notre rez-de-chaussée et ne connaissons que lui - et certains ne vivent même que dans l’obscurité de leur cave. Nous ne savons pas combien nous sommes plus vastes, plus nobles, plus vrais et plus heureux que nous ne l’imaginons. Et puis il y avait encore autre chose : cela même qui l’avait attirée chez son maître : cette lumière qui n’est pas de ce monde, cette Vie dont Saint Jean dit dans l’Evangile « Qu’elle est la lumière des hommes », et à laquelle le Coran fait allusions dans la fameuse Sourate XXIV où est il dit que Dieu est la Lumière des Cieux et de la terre. Par cette Lumière, tout ce qui est dans tous les plans est vu, expérimenté, connu. Auprès de Hazrat Inayat, Sharifa Goodenough s’était ouverte à cette lumière qui est aussi la vie divine.

Mais le principal restait encore à faire, et le reste de la destinée terrestre, à parcourir.

 

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Mémorial Murshida Sharifa Lucy Goodenough La grande mutation

 

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