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Murshida Sharifa Lucy Goodenough


L’HOMME CRÉATEUR

Murshida Sharifa Lucy Goodenough


 

Dans une de ses pièces Hazrat Inayat fait dire à l’un de ses personnages: "Pour moi la vie est une création; chacun de nous crée quelque chose. Le temps révélera ce que nous avons créé; il importe de soigner ce que nous faisons".

 

Si l’on cherche à voir la vie dans sa profondeur, l’on s’aperçoit que chacun est occupé à produire quelque chose dont le résultat durera plus que lui-même. Certains créeront des choses qui semblent ne pas avoir grand intérêt et cependant ce sera le produit de leur activité, le produit de leur vie. L’un construira un mur, un autre plantera des arbres, un troisième passera sa vie à additionner des chiffres et lui aussi aura accompli quelque chose. Il est impossible de passer sa vie sans créer, même dans l’existence matérielle et l’on a compris le secret de la vie si l’on reconnaît l’importance de ce que l’on fait jusque dans les petites choses.

 

Mais les grandes oeuvres, les oeuvres utiles, bienfaisantes pour l’humanité sont toutes des créations très importantes de l’homme. Très importantes en effet lorsqu’on se pénètre de l’idée que ces oeuvres bienfaisantes (comme le sont aussi ces oeuvres d’art, ces sculptures dont on pourrait prétendre qu’elles ne sont que des pierres) durent mille fois plus que la vie humaine. Les hommes passent avec rapidité, les pierres restent là, ou informes ou travaillées, qui expriment une idée, un sentiment. Et ce que l’homme aura ainsi fait dans sa courte durée de vie, soixante, soixante-dix ans peut-être, durera plus que dix fois autant et aura son influence sur des millions d’êtres.

 

Et si nous en venons au plan de la pensée et du sentiment, là aussi nous créons quelque chose; nous créons des pensées qui, d’abord, composeront un entourage qui nous accompagnera nous-mêmes pendant une partie de notre vie ou bien pendant toute notre vie ou même plus longtemps que pendant notre vie sur terre. A chaque moment nous créons de ces compagnons que sont nos pensées et nos sentiments qui deviennent, avec le temps, des milliers. Aucun de ces compagnons ne s’en va, ne disparaît sans laisser de trace. Chacun vit, chacun nous accompagne. Si nos yeux sont fermés nous gardons néanmoins de vagues impressions de ces pensées d’hier, d’avant-hier, de l’année précédente. Elles agissent pour nous ou contre nous et la chose est plus vraie que nous ne l’imaginons. Un esprit puissant crée des pensées qui le servent ou agissent contre lui. Un être puissant par la pensée, par l’imagination crée des pensées comme des personnages. Le grand romancier anglais Dickens disait que lorsqu’il pensait aux personnages de ses romans, d’abord il les composait, leur assignait une place dans son ouvrage. Dans son roman ils devaient participer de telle façon à tel épisode mais bientôt les personnages lui échappaient, se mettaient à agir en dehors de lui et il lui était impossible de terminer son roman comme il l’avait conçu au début car tel personnage avait des idées contraires à celles qu’il avait désiré lui faire exprimer, tel autre avait des idées à lui qui lui étaient bien personnelles. Dickens voyait devant lui toute cette vie, non comme une imagination mais comme une création vivante de son imagination.

 

C’est par là que les esprits puissants agissent, par la vie qu’ils donnent à leurs pensées et à leurs sentiments ou bien aussi aux sentiments, aux pensées et aux désirs des autres. En Orient où il existe de grands sages, quelqu’un vint un jour devant l’un d’eux et lui dit: "J’ai un désir ardent que je voudrais voir s’accomplir. Sage, s’il vous plaît, pensez simplement à ce désir, donnez-moi votre aide". Le Sage le regarda et la chose s’accomplit. Pourquoi? Parce que le sage donne la vie à l’image; quand elle a reçu la vie, elle se manifeste sur le plan terrestre car tout être spirituel est plus vivant que tout être plus matériel.

 

C’est la différence qu’il y a entre celui qui est très spirituel et celui qui ne l’est que peu. Nous sommes tous, certes, des âmes spirituelles sans quoi nous n’aurions aucune vie, mais dans la mesure de la vie qui agit dans un être celui-ci donne la vie. C’est le secret du pouvoir des grands êtres, ce pouvoir qui peut faire que leurs propres vœux s’accomplissent.

 

Une vie qui se passe sans que l’on crée de grandes choses est une vie inutile car nous ne sommes pas ici pour ne rien faire, pour souffrir passivement de la vie. Nous sommes ici pour créer comme l’arbre est fait pour produire du feuillage, des fleurs et des fruits. Il est vrai que tant de gens disent: "Mais on a déjà tout produit et des choses plus importantes que ce que nous pourrions faire nous-mêmes, alors à quoi bon essayer? Il y a tant de gens occupés à créer sur le plan matériel; il est inutile d’en rajouter". Certains vont encore plus loin et prétendent que c’est un péché de produire dans ce monde qui a plus que ce qu’il ne lui en faut. Mais c’est une idée de lassitude, une idée dictée par l’impuissance, la fatigue. En réalité le désir de la vie est de créer, de produire. Et l’on a vu à toutes les époques où l’humanité a donné naissance à de grandes oeuvres que ces créations se faisaient partout à la fois: il n’y avait pas qu’un seul grand poète, qu’un seul musicien et quelques-uns uns pour l’écouter mais qu’au moment où il y avait de grands poètes, des génies, à l’époque de Shakespeare par exemple, il y avait des centaines d’êtres créatifs, il y avait beaucoup de poètes, de musiciens de talent et même de génie. Dans un champ il n’arrive jamais qu’un seul épi de blé pousse tout seul et que le reste soit en herbe, mais que c’est dans le champ où poussent des millions d’épis que les épis peuvent se développer. Ce n’est pas un seul rubis que l’on trouve dans un filon, mais on les trouve dans ce même sol à de multiples exemplaires. Il en est de même de toutes choses. C’est par la création que les créations augmentent. Ceux qui croient exalter un être en disant: "Lui seul a du talent, lui seul est capable de faire quelque chose de grand" commettent une grande erreur, car ce talent est la preuve d’une impulsion qui se fait sentir à travers des milliers d’existences. Il n’y a aucun très grand talent qui soit seul à s’épanouir. Mais s’il y a un grand talent qui s’épanouit, son rayonnement suscite le même talent chez les autres. De sorte que, pour apprécier et pour louer un grand génie qui crée la beauté sous n’importe quelle forme, si l’on procède en dénigrant le talent des autres, on lui enlève une partie de sa gloire; si au contraire on loue ces autres, on aide à l’épanouissement de cette beauté parfaite qui se manifeste entièrement peut-être chez un seul.

 

En outre, au cours de la vie, nous créons notre propre nature et nous créons notre idéal, l'un aidant l’autre. Il y a des gens dans ce monde qui ont pris une tournure d’esprit qui leur fait dire: "Vous parlez de beauté intérieure mais je voudrais que vous l’ameniez devant moi; je veux la toucher de mes mains pour me persuader qu’elle existe". Personne ne peut voir de cette manière la beauté qui est au-dedans de soi et des autres. Pour la voir, il faut la créer intérieurement et c’est ce qu’on appelle l’idéalisme. Tous, nous avons de naissance cette possibilité, ce don de créer un idéal. Chacun a un idéal et s’il l’abandonne, c’est par faiblesse. Parce qu’il est déçu par la vie, il prétend que son idéal n’existe pas, mais s’il n’avait pas souhaité le voir, il n’aurait pas été déçu de ne pas le rencontrer. Seulement, pour voir cet idéal, pour admirer sa beauté il faut le construire, le maintenir, ne jamais le laisser tomber. L’idéal irradie au-dehors à travers toute une vie, et un idéal créé par une âme idéaliste vit et persiste au long de milliers d’années et inspire des millions d’êtres. Que ce soit celui de Krishna, de Bouddha, de Jésus, de Mohamed l’idéal sous tel ou tel de ses aspects a illuminé des millions d’hommes.

 

Les différents idéaux préservés par les grandes religions ont été des idéaux qui ont illuminé les âmes et apporté le bonheur à des millions. Et ces idéaux, tout d’abord, furent créés chacun par une seule personne qui le porta, le développa. C’est ainsi que Jésus-Christ est le divin exemple du sacrifice de soi; ce fut un idéal qu’il personnifia et accomplit dans sa vie. Tous les grands Maîtres qui furent à l’origine des différentes religions ont placé l’idéal qu’ils formaient en eux devant le monde et le monde l’a accepté quand ils avaient déjà quitté cette terre, et d’autres hommes ont cherché à atteindre cette perfection que le Maître avait montrée.

 

Et puis ce que nous créons aussi et qu’il vaut la peine de créer, c’est notre propre personnalité. Et bien que nous disions parfois: "J’ai telle nature, j’ai telle tendance, comment puis-je être différent de ce que je suis? Ces mêmes tendances, je les vois chez les membres de ma famille, je ne peux ni les défaire ni les changer", cependant la vie accomplit son travail en nous. Pas une seule personne après quarante ans n’est semblable à ce qu’elle était dans sa première jeunesse. La vie et l’effort de l’individu travaillent ensemble pour le perfectionner ou au contraire pour l’abaisser, mais de ce moulage il sort différent de ce qu’il était quand il y est entré.

 

Ceux qui veulent entreprendre de façonner leur vie cherchent à ajouter ce qu’ils voudraient ajouter et à enlever ce qu’ils ne veulent pas garder. C’est une oeuvre qui n’est jamais achevée car personne n’a jamais atteint son idéal. Hazrat Inayat a dit: "L’idéal est comme l’horizon, plus nous avançons vers lui plus il recule". Néanmoins on s’en approche; néanmoins la personnalité humaine est illuminée par sa beauté et l’impression d’une telle personnalité est une oeuvre plus vivante que n’importe quelle autre création de l’homme.

 

Ainsi nous voyons que chaque être humain accomplit quelque chose au long de sa vie. C’est pour cela qu’il a reçu le don de la vie sur terre: pour faire quelque chose, quelque chose qu’il laissera dans le monde, qui aura une vie, qui aura des conséquences et par conséquent une importance pour les hommes des âges futurs quand lui-même aura quitté ce monde depuis longtemps. Qu’un homme dans sa vie ait construit une armoire, planté des arbres, écrit des poèmes ou créé des oeuvres d’art, il aura fait quelque chose, il aura aidé à l’épanouissement de cette fleur qu’est la terre.

 

Et par plus que toute autre chose, il l’aura aidé s’il l’a fait par la création de son idéal et par la création de sa propre nature.

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