Il y a différents
moments dans la vie où l’ego a tendance à dire son mot. Ce sont surtout
les moments où on le prive de ce qu’il croit être son droit, les moments
où on lui donne une chose qui ne lui est pas due et encore ceux où il
affronte un autre ego.
Les moments où l’on prive
l’ego de son droit arrivent constamment dans la vie. L’ego peut même se
manifester dans des situations de peu d’importance. S’il s’agit de très
petites choses, il est prêt à dire son mot. Par exemple, si quelqu’un est
attablé au restaurant où il désire déjeuner et si le garçon emporte les
hors-d’oeuvre avant qu’il se soit servi, il manifestera son
mécontentement. Et il le fera d’autant plus pour des privations plus
importantes. Si un être a près de soi une personne qui manque de bonté, de
douceur envers lui, il se dira: “Comment peut-on me faire cet affront, me
priver des égards auxquels j’ai droit?”. Et, plus encore, au moment où on
le blâme; il se sent alors rabaissé. En le blâmant, on le prive de cette
considération, de cette bonne opinion des autres auxquelles il croyait
avoir droit. Il se sent offensé, blessé et la moindre accusation suffit:
“Comment m’accuser, moi, - s’indigne l’ego - de quoi que ce soit?”.
C’est pourquoi ceux qui
veillent sur leur ego cherchent à l’adoucir, maintenant leur calme dans
les affaires de la vie sans chercher si les accusations qu’on porte sur
eux sont justes ou non, si elles sont bien fondées, s’ils avaient droit à
la considération dont ils sont privés. On peut accepter tout cela avec
douceur. Et cette douceur accompagnée d’humilité s’observe davantage dans
les vieilles races que dans celles qui sont plus récentes. Chez les
Hindous, au moins en apparence, comme chez ceux qui observent les mêmes
apparences en Europe qui est une région de civilisation moins ancienne, il
y a des gens pour offrir mille exemples de cette vertu qui consiste à
accepter un tort, à accepter un blâme avec patience, avec résignation.
Tandis qu’une âme toute neuve, un esprit qui n’a pas été pétri par la vie
se révolte sur l’instant.
Un autre cas est celui de
l’ego qui reçoit plus qu’il ne lui est dû. Cela l’excite, il ne sait plus
comment se tenir: ou bien il est très flatté ou bien il est mal à l’aise.
Par exemple, quelqu’un à qui on donne une part plus grande qu’à ses
voisins, une meilleure place que celle qu’occupent les autres personnes,
un certain privilège ou encore dont on flatte beaucoup l’amour-propre par
la louange ou par un rang élevé qu’on lui accorde, ce quelqu’un est tout
content. Si cela se répète, il croit qu’il y a droit. Et, dans une
troisième phase, il commence à mépriser les autres et à vouloir conserver
la place. Tout cela est la manifestation de l’ego. Si quelqu’un accepte
ces avantages avec modestie, avec humilité, il prouve par là que son ego
est adouci, sans épine, qu’il n’a pas nourri son ego toute sa vie, mais au
contraire qu’il l’a assoupli.
Et l’autre moment encore
où l’ego dit son mot, c’est quand il voit un autre en face de lui. A ce
moment, il se dresse, c’est sa nature. C’est pour cette raison qu’en
France on a l’habitude de s’excuser dans une maison quand on passe devant
quelqu’un ou qu’on le croise dans l’escalier. Hazrat Inayat remarqua,
pendant son séjour en Angleterre, que lorsqu’il conduit sa voiture, un
gentleman n’en dépasse pas un autre sur la route; c’est également pour ne
pas froisser l’ego. La présence d’un être à côté de lui donne à l’ego
l’impression de sa propre existence; à ce moment, il réalise: “moi et un
autre”. S’il est seul, il peut oublier qu’il existe car il n’y a pas de
contraste, pas de point de comparaison. Mais dès qu’un autre apparaît, il
y a contraste, l’ego n’occupe pas lui-même tout le champ de la conscience.
C’est précisément ce qui explique la nature de l’ego et pourquoi il
insiste toujours sur sa propre existence, sur le fait qu’il est là.
C’est ce fait existant en
chacun de nous qui est le reflet du grand Ego de tout ce qui existe. La
première phase de la conscience, “J’existe, moi”, constitue le fond de
chaque ego individuel. C’est pourquoi il trouve difficile de supporter un
autre ego. Il est comme un enfant unique à qui l’on présente un petit
frère ou une petite soeur et qui ne sait s’il doit se réjouir d’avoir
trouvé un petit camarade, un petit ami, ou s’il doit s’attrister de ne pas
être seul à s’affirmer.
Il en est de même pour
l’ego. Il y a intérêt à ce qu’il voie des êtres différents de lui, à ce
qu’il puisse écouter ce qui vient d’un autre, car c’est ainsi qu’il arrive
à réaliser le sentiment: “Je ne suis donc pas tout ce qui existe”. Et il
est souhaitable et naturel d’arriver à cette phase.
Si l’on observe la plus
petite ombre d’antipathie des animaux les uns envers les autres, on voit
que ceux qui ont le plus d’ego sont aussi les plus intolérants. Par
exemple, les lions qui ont un nafsterme employé par les Soufis
pour désigner l’ego) puissant ne peuvent sympathiser avec les
autres animaux; de même un chien qui ronge un os gronde à l’approche d’un
autre chien. Mais les petits insectes vivent généralement bien ensemble et
ne se battent pas comme les animaux dont l’individualité est plus
développée. Il en est de même chez les oiseauxIl en est dans les
différentes races d’oiseaux comme il en est chez les animaux terrestres.
Il y a deux manières de
traiter l’ego: l’une est de l’effacer, l’autre est de le prendre par son
bon côté. Chaque chose a son bon et son mauvais côté. L’ego a sa vanité;
s’il joue un beau rôle, il sera content de se montrer à ses propres yeux
sous un jour favorable. C’est dans ce sens que nous lisons dans le Gayan:
“Vanité!Le saint et le pécheur boivent tous deux à ta coupe.”
Si quelqu’un est dans le
train et que le contrôleur, voulant faire passer ce voyageur dans un autre
compartiment pour mettre une famille à sa place, lui dise d’un ton
autoritaire: “Vous n’avez pas le droit d’occuper seul toute la place ici”,
il le heurtera; s’il prend l’ego par son bon côté, il aura plus de chances
de ne pas mécontenter ce voyageur et d’obtenir le résultat souhaité. Il en
est de même pour chaque chose. On peut prendre l’ego par la douceur, par
son bon côté. Si on l’offusque, il devient intraitable.
On peut prendre l’ego par
la douceur en l’effaçant sans le heurter, en ne lui donnant pas plus que
son droit. Ou bien on peut le prendre avec énergie comme le font les
derviches en Orient. On raconte ainsi l’histoire d’un derviche qui avait
coutume de se tenir assis sous un arbre avec un gros bâton au bord d’une
route où passaient des voyageurs. Quand un voyageur passait, le derviche
le frappait et, bien sûr, le voyageur répondait. Après un certain nombre
de coups donnés, le derviche avait administré à son ego le compte de cette
mesure qu’il souhaitait lui donner. Le jeûne que les ascètes s’imposent a
le même but: diminuer la force de l’ego.
Il n’est pas nécessaire
de le traiter si durement. On arrive à le diminuer, à l’adoucir si l’on
distingue le droit de l’ego de ce qui n’est pas son droit, si on l’observe
pour voir s’il ne réclame pas plus que ce qu’il doit avoir. Et quand on a
adouci son ego, quand on l’a rendu doux, serviable, il devient l’ami le
plus fidèle parce qu’il nous accompagne même après cette vie. Celui-là est
heureux qui a fait de son ego son ami. Celui qui se fait de son ego son
ennemi est malheureux, il se bat constamment avec son entourage qu’il
blâme. En réalité, c’est son propre ego qui lutte contre lui et cela le
laisse mal à l’aise.
L’entraînement de l’ego
apporte de grands bienfaits, il rend les rapports plus faciles, plus
agréables avec les autres; il donne l’harmonie intérieure dans toutes les
circonstances de la vie. Et cet effacement amène, à la fin, à la
réalisation du véritable Ego qui est le but de chaque âme dans la vie.
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