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Murshida Sharifa Lucy Goodenough


L'ART ET LA VIE

Murshida Sharifa Lucy Goodenough


 

Sous ce titre, je parlerai de la place tenue par l’art dans notre vie.

Les Hindous ont dit de la Création qu’elle est le rêve de Brahmâ. On pourrait aussi justement dire de l’art qu’il est le rêve de l’homme; et comme le rêve de Brahmâ est cause de la manifestation de tous les mondes, ainsi le rêve de l’homme crée-t-il un monde au milieu duquel il vit. On peut dire encore que la manifestation eût lieu parce que Dieu voulait Se reconnaître Lui-Même. Dans le Vedânta il est écrit: "J’étais un trésor caché; pour que ce trésor se manifestât, eût lieu ce rêve". L’homme aussi se réalise par l’art; il connaît un trésor caché en lui et le manifeste dans toutes les expressions de l’art. On pourrait dire également que, par son activité, l’impulsion innée de l’Être Unique a produit ce monde; son désir de beauté a créé ce monde que nous appelons la nature. C’est aussi le désir de beauté qui pousse l’homme à vouloir parfaire la nature et à créer le monde que nous appelons l’art.

Si l’on regarde les choses d’un point de vue plus élevé, le monde fait par Dieu et le monde créé par l’homme ne sont pas deux mondes séparés, mais un seul monde. Comme nous le dit Hazrat Inayat: "Par la main de l’homme Dieu parachève Son art". L’artiste est la plume de Dieu, et c’est bien ce qu’éprouve l’artiste; au moment où il crée, il ne se sent pas séparé de Dieu: il est lui-même et il n’est pas lui-même; il exprime ce qu’il a en lui et qu’il ne savait pas être en lui. Par la conscience de cette présence, il réalise qu’au moment où il crée, il n’y a pas en lui dédoublement, mais unification; il réalise par son art ce qui vient de sa source.

Pour en revenir à l’idée du rêve, on voit dans les expressions de l’art, comme dans le rêve, parfois des choses affreuses, des choses effrayantes, bouleversantes ou déprimantes; mais on y voit aussi très souvent la beauté, la beauté qui se présente à nous et nous souligne ce qu’il y a de plus appréciable dans la vie. Et c’est par là que l’art contribue beaucoup au bonheur de l’homme. Si l’on voit une belle oeuvre d’art, un beau tableau, une magnifique statue, si on lit un poème dont on ait été fortement impressionné, si la lecture ou la vue au théâtre d’un drame a fait sur nous une profonde impression, l’on a le cœur élevé et l’âme aspire à quelque chose de plus haut. On se sent renouvelé. L’on sent que l’on a pris contact avec la vie dans sa profondeur, avec ce qu’elle a de plus beau. Cela peut paraître un rêve, mais il a quelque chose de plus réel que la vie de tous les jours.

La place que nous donnons à l’art dans notre existence est plus restreinte qu’elle ne le serait si nous vivions d’après notre nature. Quelle triste chose que d’enfermer sa vie dans une boite rectangulaire et d’aller admirer les oeuvres d’art seulement dans les musées! Quelle triste chose de s’astreindre à entendre de la musique durant quelques heures dans une salle de spectacle! Il serait bien plus naturel que l’art accompagne chaque heure, chaque phase de la vie. Les oeuvres d’art sont-elles faites pour que nous les admirions exposées et entassées dans des salles où nous passons rapidement, ou bien pour illuminer notre vie, la rendre plus haute, exprimer ce que sent notre cœur et pour l’inspirer? A toutes les époques où fleurissait l’art, il était beaucoup plus intimement lié à la vie. Les Romains disaient qu’ils avaient deux populations, l’une circulant dans les places publiques et l’autre faisant partie de ces places. Et les statues sur des socles qui constituaient cette seconde population n’étaient pas grossières ou inachevées, mais elles représentaient une humanité idéalisée et se rapprochant de la perfection. Cela ne veut pas dire que l’ébauche d’une conception artistique ne puisse faire appel à l’imagination, mais certaines simplifications qui prennent prétexte de synthèse la paralysent au contraire. Un bras en lui-même n’est pas une surface rude, une tête n’est pas un carré, un front n’est pas un triangle. Ce sont là des expressions inachevées aussi, mais dans un autre sens.

Dans les temps où se construisaient les cathédrales gothiques, elles faisaient partie de la vie. Passer par la cathédrale faisait partie de la vie quotidienne et la cathédrale à cette époque n’était pas d’aspect froid, gris, elle n’était pas seulement formée de pierres abandonnées à leur nudité. Elle était ornée de couleurs, de tapisseries, elle avait sa vie. L’on peut voir la différence d’impression qui se dégage des chapelles que l’on a pris soin d’orner, de celles où l’on célèbre un rite, où le cœur est chaud, où les yeux se réjouissent à la vue de tant de beauté, par rapport à celles où le culte est froid et qui paraissent mortes: elles n’étaient pas faites pour cela et ne vivent plus. Ce sont des os, de très beaux squelettes, mais elles ne vivent plus, la vie les a quittées.

L’intérêt que l’on porte à l’art n’est pas l’apanage de certains êtres; chacun possède cette tendance à des degrés différents. L’un peut avoir un don magnifique et l’autre n’éprouver qu’une petite joie dès qu’il voit de belles choses. Mais tous ont naturellement cet intérêt et il se manifeste même dans la création inférieure. Les oiseaux construisent des nids qu’ils décorent d’herbes, de plumes, de couleurs. S’ils ont tendance à être couverts de belles plumes, à posséder un beau plumage, n’est-ce pas un sentiment de beauté qui oeuvre inconsciemment en eux et les habille de cette façon? Les insectes même n’en sont pas dépourvus et le manifestent aussi bien dans leurs formes, leurs couleurs que dans leurs petites architectures. Tout est intelligence dans ce monde. Elle se manifeste partout et en observant la vie de près, il ne peut nous échapper qu’il y a une intelligence, un cœur, un sens de la beauté opérant à travers tous les êtres et même à travers tous les objets. Chez l’être humain, nous voyons que tous les enfants aiment plus ou moins peindre, chanter, dessiner, jouer d’un instrument ou en imiter le son s’ils n’en possèdent pas. Cette tendance pourrait être utilisée pour former la base de leur éducation. Hazrat Inayat Khan qui fut lui-même un artiste génial et s’est occupé en tant qu’artiste de tous les aspects de la vie, aurait voulu que l’on se serve de la tendance artistique de l’enfant dès le début de sa formation. Il disait: "Faites de la première éducation de l’enfant une éducation naturelle, ne l’obligez pas à tout de suite apprendre quelque chose d’utile, attendez à plus tard. Laissez-le faire ce vers quoi le pousse sa tendance innée: danser, dessiner, jouer d’un instrument, ou même faire des vers, aligner des mots, composer de petites poésies à sa façon". Il ajoutait que ne pas savoir la géographie et l’histoire n’est pas un manque dans la vie de l’homme, mais que l’absence de ton et de rythme en est un chez lui. Atrophier ces sens innés, les empêcher de se développer, c’est appauvrir un être humain. Cela ne veut pas dire que chacun doive devenir un musicien, mais qu’il ait une idée de la musique, que ces sens du ton et du rythme trouvent chez lui une expression.

Dans l’État de Baroda, aux Indes, où il était né, on lui avait demandé son opinion sur l’enseignement de la musique. Il conseilla qu’on donnât à tous les enfants une éducation musicale, qu’on s’appliquât à développer chez eux ces sens innés du ton et du rythme.

En regardant la vie que nous nous faisons, nous voyons que nous l’encombrons de beaucoup d’inutilités. Nous nous figurons que, pour subsister, il nous faut bien des choses peu intéressantes par elles-mêmes. Elles ne sont pourtant pas toujours indispensables. Sans nul doute, dans nos climats, nous ne pouvons rester vingt-quatre heures de suite inactifs sous un arbre. Mais à combien d’occupations nous nous livrons qui ne nous mènent à rien! Que d’objets nous plaisent à moitié, dont nous nous surchargeons et que nous jetons deux ans après! Nous serions beaucoup plus heureux si nous pouvions diminuer le nombre de nos occupations. Nous aurions beaucoup moins de tracas si nous pouvions balayer la moitié des objets dont nous nous entourons; nous nous en trouverions très bien. Combien serait plus réjouissante une pièce vide où l’on placerait seulement deux objets vraiment beaux qui en appelleraient à notre sens artistique, au lieu de ces bibelots pleins de banalité dont nous ne nous résignons pas à nous séparer en disant: "Je sais bien que c’est très laid, mais c’est chez moi depuis si longtemps!", ou: "C’est très à la mode, c’est une chose que je ne puis jeter". Cependant, un petit nombre d’objets empreints de beauté et qui en éveilleraient en nous le sentiment nous rendraient plus heureux; ils nous amèneraient plus de joie dans nos demeures. Il y a aussi des choses qui sont l’expression personnelle des êtres habitant ces demeures. Lorsque nous regardons de belles habitations du passé imprégnées de l’esprit de ceux qui y vécurent, quel sentiment de bien-être emplit notre cœur! Il tient à nous de nous entourer de ce qui nous rendrait heureux au lieu de nous mettre mal à l’aise.

Pourquoi des costumes nationaux de paysans sont-ils plus jolis que les toilettes à nous imposées par la mode? C’est que l’on a porté durant plus ou moins longtemps ces formes, ces couleurs de vêtements et qu’on les a petit à petit modifiées pour les mieux adapter à certains types d’humanité. Cela s’est légèrement modifié suivant les époques et les besoins du temps, mais c’est toujours resté pittoresque, joli, parce qu’en harmonie avec la nature environnante. Nous ne pouvons en dire autant de ce que nous endossons et que la mode nous ordonne de transformer tous les deux mois. L’on pourrait tant changer en faisant des efforts vers quelque chose de vraiment harmonieux, mais cela demanderait beaucoup de temps, beaucoup d’expérience pour trouver des formes vraiment belles et adaptées à l’être humain. Certains costumes furent dessinés par de grands artistes et sont toujours restés intéressants. Parmi ceux-là, l’on pourrait citer les uniformes des Gardes Pontificaux, créés par Michel-Ange comme les costumes des gardiens de la Tour de Londres, dessinés par Holbein. Si nous pouvions nous habiller de vêtements qui répondraient à nos besoins et à notre personnalité, qui seraient jolis, nous n’aurions pas à nous préoccuper d’en changer aussi souvent et nous pourrions réaliser quelque chose de vraiment artistique. Cela ne tient qu’à nous; nous pourrions, si nous le voulions, transformer la vie qui nous entoure dans le sens de la vraie beauté.

Voyons maintenant la place que l’art tient dans la vie. Dans celle de l’artiste on pense souvent que la souffrance est nécessaire pour produire ce qu’il y a de beau et d’intéressant en lui. Sans doute, mais la souffrance chez lui se présente d’elle-même, l’effort d’extériorisation, lui, en constitue déjà une. Puis, le contact avec le monde, avec ceux qui doivent apprécier ses oeuvres, est difficile. La souffrance de l’artiste à cet égard a toujours été grande. Car c’est avec son propre point de vue, ses préjugés ou son snobisme que le public essaie généralement de juger une oeuvre d’art et de la critiquer, oubliant que ce qu’il y a de plus intéressant pour les admirateurs de l’art, c’est de quitter leur propre sentiment intérieur, de s’oublier pour faire place à ce qui vient vers eux. Un artiste sait ce qu’il veut faire, et lorsqu’on l’admire, on devrait d’abord observer, se mettre en état de réceptivité en face de son oeuvre. C’est par là qu’ensuite l’on peut arriver à son point de vue.

Il est vrai que l’artiste désire satisfaire sa faim, ses appétits, qu’il a le désir de ce qui lui est utile et qu’il sacrifie parfois pour cela au goût du public, à la mode. Mais les premières impulsions de l’âme primitive n’ont pas toujours été celles qu’on lui prête. D’abord son âme s’est élevée, puis il en est venu aux choses pratiques. Il en est de même pour tous. L’âme s’élève, puis on arrive aux choses pratiques de la vie. Or, chez les artistes, le désir de la beauté est la première impulsion; la nécessité vient après. Voyez les enfants: ils n’ont pas toujours le désir d’un peu de confort; ils ne crient pas toujours parce qu’ils ont faim. Ce sont les grandes personnes qui leur rappellent le côté matériel de la vie, qui limitent leur élan. Ainsi, en écoutant notre propre cœur et notre âme nous sentirons davantage l’impulsion vers ce qui peut satisfaire le cœur et l’âme; ce n’est pas le confort, le nécessaire qui les satisfont. Évidemment, nous dépendons de beaucoup de choses pratiques et nous ne pouvons les négliger, mais à force d’y prêter attention, elles tiennent une place trop grande dans notre vie. Si nous pensons: "Je vais d’abord m’occuper du côté pratique, puis de choses élevées", nous n’y arriverons jamais, car ce côté pratique retiendra notre attention. Mais si nous allons vers le but élevé et que nous y veillons, nous l’atteindrons et nous n’aurons pas négligé les marches qui doivent nous y conduire.

L’art, la création artistique, est une pierre de touche. Celui qui n’est pas sincère ne peut faire une oeuvre d’art qui dure. Celui qui est attiré par ce qui se trouve au-dessous de son idéal ne peut créer une oeuvre d’art durable, capable de satisfaire le cœur des hommes. Par conséquent, s’occuper d’art, que ce soit peinture, dessin, musique ou danse, développe dans l’être le sens de l’élévation. La sincérité favorise l’expression du cœur, de la foi, de la générosité, toutes qualités qui ne peuvent jamais être absentes chez ceux qui aiment l’art ou sont eux-mêmes des artistes.

Il est donc naturel que ces artistes dont je viens de parler cultivent en eux le sens d’un autre art dont Hazrat Inayat a développé le thème et qui est l’art de la personnalité, le meilleur et le plus parfait des arts. "Une belle personnalité est comme une statue vivante, comme de l’air auquel s’ajoutent des parfums.", dit-il. Et il explique comment développer cet art, comment former un caractère ferme, comment en faire le tracé et l’orner ensuite. Puis, comme dans un tableau, y mettre l’ombre et la lumière, comme dans la musique, y établir des dièses, des bémols, le rythme, le ton.

Lui-même avait voué sa jeunesse à l'art de la musique et y était parvenu à une perfection extraordinaire, surtout dans le chant; et son art était arrivé à créer l’extase. Pourtant, il abandonna peu à peu cet art qui lui était si cher et des plus sacré pour se consacrer à l’art de la personnalité. C’est celui-là qu’ont beaucoup pratiqué les Soufis.

Les Soufis ne visent pas seulement le développement mystique, le développement intérieur; ils ne veulent pas seulement arriver au point culminant de la vie spirituelle, mais ils visent aussi à se développer au point de vue humain. Ils ne cherchent pas à développer des pouvoirs occultes, quoique ces pouvoirs se développent en même temps en eux; mais le Soufi veut vivre pleinement comme être humain; il veut développer son humanité et il y apporte grand soin. Pour cela, il observe la musique de la vie. Sa personnalité est semblable à un instrument dont il doit jouer correctement dans la symphonie que représentent tous les êtres. Ce n’est pas assez pour lui que de vivre la vie intérieure seule. Il veut vivre la vie complète et savoir vivre heureux: vivre dans ce monde aussi bien que dans le monde intérieur. C’est pour cela qu’il cultive l’art de la personnalité. Il souhaite s’adapter à toutes les circonstances où il se trouve placé, à les voir en beauté. Il arrive ainsi à contempler partout la beauté et à voir la face de la beauté. C’est difficile. Bien des choses dans la vie nous forcent constamment à tourner la tête pour voir la vie tantôt à travers le beau, tantôt à travers la laideur. Il s’agit pour lui de la maintenir ou de la ramener sans cesse vers l’optique du beau. Il y parvient à force de volonté, de persévérance. A la longue, il trouve même partout des grains d’or qui lui sont précieux, qu’il conserve et qui constituent pour lui un trésor durable.

Il lui faut pour cela regarder d’abord vers ce qu’il y a de plus élevé, vers la lumière divine et tourner ensuite ses regards sur ce monde. Si l’on regarde les ténèbres, on ne verra pas la beauté. Si l’on regarde d’abord vers la lumière, on verra la beauté.

C’est par le développement du sens de la beauté, en cherchant à voir la beauté dans la manifestation que le Soufi s’essaye à développer sa personnalité et à rendre sa vie heureuse.

 

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