LES FORCES CONSTRUCTIVES ET Murshida Sharifa Lucy Goodenough |
La vie, telle qu’elle apparaît dans son ensemble, se présente à nous sous deux aspects dont on peut dire que l’un est la force constructive grâce à laquelle tout naît et se développe, l’autre la force destructive par laquelle toutes choses retournent à la vie originelle qui les a fait paraître et les soutient.
D’une façon plus définie, on peut dire que la force constructive est le mouvement qui a lieu au commencement d’une manifestation quelle qu’elle soit. C’est un pouvoir qui, pour un être humain, s’appelle amour, espoir, intérêt, confiance, optimisme. Tandis que pour lui, la force destructive est avant tout indifférence, mais aussi crainte, manque d’espoir, antipathie, haine.
Ce qui crée la différence entre la construction et la destruction, c’est une différence de rythme. La construction solide et durable demande, dans tous les domaines, un rythme égal et peu accéléré. Si le mouvement des choses construites ou établies devient peu perceptible, elles se maintiennent aussi longtemps que ce mouvement persiste dans ce ralenti égal, mais quand il en arrive à s’accélérer, leur destruction commence.
Tout ce qui vient au jour et prend forme est sujet aux mêmes lois: le rythme lent, égal est à la base de toute construction, le ralentissement de ce rythme permet à la construction de durer, tandis que lorsqu’il s'accélère et surtout quand il devient chaotique, la destruction se produit.
Mais en réalité, pour que le rythme constructif puisse durer, il faut qu’il soit soutenu par le pouvoir de l’amour et de la confiance. Cependant, il se peut aussi qu’il y ait derrière ce rythme une trop grande force; il tendra alors à s’accélérer et ce qui demandait à être maintenu sera secoué, agité en tous sens et ne pourra demeurer. Si par exemple on souffle doucement dans de la mousse de savon, on verra s’y former des bulles, mais si l’on souffle trop fort, les bulles éclateront. C’est un exemple très simple, mais il en est de même en toute chose: si l’on y applique trop de force, l’on détruira ce que l’on veut édifier.
D’autre part, si l’on n’a pas la confiance nécessaire pour la soutenir, le rythme commence à vaciller, il devient inégal ou trop lent et l’arrêt se produit. Le manque de régularité du rythme qui est tantôt accéléré et tantôt très lent est lui aussi une cause de destruction. Nous pouvons constater cela dans la vie quotidienne. Si l’on se met par exemple à courir très vite, puis sans transition à marcher très lentement, ou bien que l’on ait respiré très vite, avec beaucoup de force et que l’on veuille arrêter le mouvement de respiration, le cœur et les poumons en souffrent.
Un rythme graduel, soutenu par l’amour, par l’intérêt, est nécessaire en tout ce que nous voulons construire et maintenir. Nous constaterons à l’inverse qu’un courant d’antipathie ou de haine soufflant sur quoi que ce soit forme barrière ou arrête la progression, le développement normal, et par là, commence à désintégrer ce qui a été construit. Il y a un petit jeu qui consiste à mettre le doigt sur le pouls de quelqu’un en lui demandant de penser successivement à un être qu’il aime et à un être qu’il déteste, sans qu’il dise auquel il pense ni à quel moment il passe de l’un à l’autre. On peut fort bien percevoir le changement par la différence marquée du pouls: au moment où le sujet passe de l’être qu’il aime à celui qu’il déteste, il se produit un choc et le rythme s’accentue, alors que l’affection, la sympathie, donnent une impulsion douce et un rythme favorable. On peut aussi observer de façon très simple que près d’un malade par exemple, s’il arrive quelqu’un pour lequel il a beaucoup d’affection, le mouvement de son cœur s’améliorera, tandis que s’il reçoit un choc moral, il se produira l’effet contraire.
Dans notre vie, nous souhaitons le plus souvent construire. Il est rare que nous souhaitions détruire. Cependant en éprouvant l’inquiétude, l’anxiété, la crainte, nous détruisons ce que nous voudrions construire.
Beaucoup de gens se croient subtils en disant de ce qu’ils souhaitent, qu’ils voudraient bien en voir la réalisation, mais que cela n’arrivera pas. Ils pensent que c’est une mesure de prudence, mais tout au contraire, ils entravent ou même détruisent ainsi ce qu’ils voudraient construire.
Il ne faut pas mésestimer, par contre, certaines formes de destruction, comme par exemple le pardon, qui apportent un grand bienfait; il ne faut pas les négliger. Le pardon, c’est l’oubli de ce sentiment d’amertume qui existe dans le cœur, et c’est d’abord la destruction de la pensée d’une injure que l’on nous a faite, d’une peine que l’on nous a causée. Bien des gens aimeraient pardonner mais ne savent pas comment y parvenir. Le premier pas serait de vouloir disperser la pensée de l’injure ou de la douleur pour ne pas lui permettre de prendre profondément racine, de même qu’une plante dont on arrache les feuilles, les fleurs et les fruits ne tarde pas à perdre de sa vitalité.
Les Hindous adorent Kâli, la déesse de la Destruction, ce qui étonne souvent l’esprit occidental qui se demande comment on peut adorer une force aussi terrible. C’est que les adorateurs de Kâli voient en elle non pas la mort mais la vie et que, par ce changement qu’est la destruction, les choses créées retournent en réalité à la vie. Et si nous regardons le côté métaphysique de ce sujet, nous en verrons l’absolue vérité: toute chose, tout être, pour apparaître en ce monde, doit mourir en partie. L’esprit de l’objet ou de l’être, pour prendre forme dans ce monde-ci, doit se transformer en partie, afin de devenir la matière nécessaire à l’existence de cet objet ou de cet être sur terre; la matière étant moins vivante que l’esprit, c’est donc comme une mort pour une part de lui-même. Ainsi, quand nous donnons naissance à un enfant qui vient au monde, nous lui donnons les moyens d’exister, de vivre en ce monde d’ici-bas, mais à un autre point de vue nous le privons de vie, il est moins vivant qu’il n’était auparavant, et moins vivant qu’il n’est destiné à devenir par la suite. C’est un groupement d’atomes, de sentiments, de pensées, qui a formé cet être, mais quand ce groupement se disperse, il retourne au mouvement qui est vie, il devient plus vivant. Par conséquent nous pouvons comprendre l’idée des Hindous, leur respect pour Kâli qu’ils appellent "La Mère" et qui apporte ce que nous considérons comme la destruction, la mort. Cela ne représente pas pour eux la destruction; ce n’est qu’un changement subit, une transformation qui s’accomplit plus rapidement que toutes les constructions. Ce que nous appelons la vie, et qui nous parait lié à la construction, est devant nos yeux un changement lent, progressif, qui met quelque chose de sensible devant nos sens physiques. Tandis que nous considérons comme mort un changement très rapide par lequel une chose ou un être cesse d’être tangible, perceptible à nos sens.
En réalité, on pourrait les nommer inversement. Saint Paul, par exemple, appelle cette vie physique une mort. Dans le symbolisme des premiers Chrétiens, la mort est représentée comme un passage de la mort à la vie. Mais cette vision des choses dépend de celui qui passe et de la vie à laquelle il est le plus sensible: la vie physique ou celle de l’esprit. Si nous sommes plus sensibles à la vie physique, il est vrai que tout ce qui abandonne la vie physique nous semble être détruit, mort. Si nous sommes plus sensibles à la vie de l’esprit qui par la mort perd le poids de la matière physique, l’esprit reprend sa vie spirituelle, il retourne à la vie.
Dans ce sens, nous pouvons comprendre le besoin d’approfondir ce changement subit que nous appelons la mort, la destruction. La moitié de notre vie s’accomplit dans la construction de notre vie sur terre, et l’autre moitié nous conduit au retour vers la vie spirituelle par l’abandon progressif des biens physiques. Il n’est pas nécessaire pour cela de quitter ce plan terrestre. Nous ne devons pas obligatoirement considérer la mort comme une sorte de retrait de la vie dans des régions qui ne seraient plus la vie. En réalité, tout est vie. Il n’y a que des groupements qui se forment et sont destinés à se dissoudre. Seulement, si l’on veut bien construire sa vie, il faut connaître les forces constructives et les forces destructives. Il ne faut pas que la faiblesse, l’ignorance ou le manque de volonté soient cause que nous employions les forces destructives dans la construction, mais il est sage parfois de les employer pour détruire ce qu’il n’y a aucun intérêt à laisser vivre. Quand un être est poursuivi par une pensée dont il ne voudrait pas, tout en se contentant de se dire: "Si seulement cette pensée voulait s’en aller!", il doit se rendre compte que la pensée ne s’en ira pas toute seule. La pensée se fortifie par l’attention que nous lui donnons, et elle ne nous quitte pas. Il faut savoir la priver de cette nourriture pour que sa vie s’appauvrisse. Et combien d’êtres gardent dans leur cœur une épine, comme le dit Hazrat Inayat: l’impression d’une insulte, d’une douleur, d’un échec, qu’ils ne peuvent arracher, les blessant toujours davantage! Combien sont intoxiqués par le poison qu’ils ont eux-mêmes produit dans leur vie, poison du ressentiment, de l’amertume, de la révolte, qu’ils ne peuvent faire disparaître. En ce sens l’indifférence, l’oubli sont la meilleure manière d’employer les forces destructives. Et le plus grand emploi de la destruction, le meilleur qu’on en puisse faire, c’est le pardon: "Le pardon qui consume tout, c’est la qualité de l’amour", lit-on dans les paroles de Hazrat Inayat.
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