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Murshida Sharifa Lucy Goodenough


Le coeur et l'esprit

Murshida Sharifa Lucy Goodenough


 

Dans les traditions anciennes, il est toujours question du cœur. Par exemple, dans la Bible, il est dit: “Il pensait dans son cœur.” Cela ne se rapporte donc pas seulement à ce qu’un être sent, mais aussi à ce qu’il s’exprime à lui-même, à ce qui se passe dans sa pensée. Cela signifie, en d’autres termes, qu’il existe une liaison entre ce qu’un être sent et ce qu’il pense.

 

Tandis que, dans les temps modernes, il est toujours et seulement question de l’esprit. “Ce n’est pas le cœur qui sent, prétend-on, c’est là une expression poétique. S’il se produit une action sur le cœur, c’est une action physique et qui a rapport à la circulation du sang; le cœur est un organe de chair et de sang. C’est dans le cerveau de l’homme que réside la source de ses sentiments; son cerveau, ses nerfs font non seulement ce qu’il pense, mais ce qu’il sent.”

 

Pour le Soufi, le cœur et l’esprit ne sont pas deux facultés différentes. Le cerveau n’existe pas seulement dans le crâne, mais il se prolonge tout le long des vertèbres et, par-là, dans tout le corps. Et ce n’est pas seulement dans un sens poétique que l’on parle du cœur; réellement, le cœur sent. Mais par “cœur” on n’entend pas seulement ce morceau de chair contenu dans la poitrine, mais un cœur plus subtil, un cœur qui est comme un centre nerveux dans la poitrine. C’est dans ce centre que l’homme ressent la première impression de tout ce qui l’atteint, puis cette impression pénètre le cœur de chair et tout son être physique. Dans la création moins évoluée, là où il n’y a pas de cerveau, l’intelligence se manifeste dans le corps par le système nerveux.

 

Pour l’homme, le centre de son intelligence se trouve dans le crâne, comme le cœur intérieur (qui n’est pas le cœur physique) se trouve dans la poitrine.

 

Le Soufi professe que la pensée et le sentiment ne sont pas deux facultés distinctes; la pensée et le sentiment sont reliés l’un à l’autre. Il constate que tout ce qui est sentiment profond influe sur la pensée et que chaque pensée longtemps retenue dans l’esprit d’un homme, et qu’il répète, devient un sentiment. Et il se sert même de cette loi dans son entraînement mystique.

 

Cependant, même dans la vie de tous les jours nous voyons cela. Si nous le nions, c’est à cause des doctrines, des théories que nous nous sommes faites. Mais une théorie ne sert qu’à nous faire mieux comprendre ce qui provient de notre expérience; et c’est pour cela que les théories changent sans cesse.

 

Pour le Soufi, le cœur est le siège du sentiment, de l’inspiration, de la révélation, et la pensée est toujours accompagnée d’un certain sentiment. Hazrat Inayat enseigne que quelqu’impersonnelle, quelle que neutre que soit la pensée, il y a toujours derrière elle un sentiment. Nous pouvons en outre constater par nous-mêmes, quand nous sommes lucides, que, dans cette association de la pensée et du sentiment, la pensée joue le rôle du mécanisme qui travaille selon les directions que lui donne l’ingénieur, le cœur. Pascal a écrit: “Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas.” Il a ainsi en vue l’intuition qui ne dépend pas de la raison, qui est parfois annihilée par la raison. Il s’accorde en cela avec les mystiques.

 

La pensée devient plus claire par l’effet du travail qui s’accomplit dans le cerveau. Il nous arrive ainsi de dire: “Je sentais confusément telle chose, et puis j’ai compris.” C’est que le sentiment, en un sens, est aveugle; et pourtant il peut rendre clairvoyant, il possède ces deux qualités. Si un être est sous l’influence d’un sentiment qui le domine, il n’arrivera pas à contrôler sa pensée, ou du moins avec difficulté, car cela demande une grande force. Dans la frayeur par exemple, une personne perd son intelligence. Il en est de même pour tous les sentiments comme pour toutes les sensations d’une certaine force. Et, à l’inverse, nous pourrons toujours constater que tant que son sentiment n’a pas été touché, il ne s’opérera aucun changement dans un individu. C’est ce qui rend bien des discussions inutiles et bien des enseignements sans portée: tant que l’on ne s’adresse qu’à l’esprit de l’interlocuteur, il pourra comprendre vos arguments, mais son sentiment, et donc son attitude, ne changeront pas. Certes, par un exercice continu de la pensée, on arrive à créer un certain sentiment, mais le sentiment agit très vite sur la pensée.

 

D’où vient que les hommes soient si déraisonnables, qu’ils entreprennent des guerres si destructrices pour le monde? La raison, l’esprit, leur dit bien que ces guerres sont détestables, mais leur sentiment est influencé autrement. Avant la guerre de 1914, on publia en Angleterre le livre d’un économiste, disant qu’une guerre européenne était impossible parce qu’elle ruinerait tous les pays. Tout le monde a compris l’évidence de ses arguments et pourtant personne ne s’y est rendu.

 

Mais il arrive aussi que malgré les prévisions de la raison, un sentiment se lève, qui agit contre toute raison et nous fait accomplir une chose qui semblait impossible.

 

Les soi-disant œuvres d’art créées par l’esprit seul sont sans vie. Seul est vivant ce qui part du cœur. Pour que l’œuvre des poètes, des sculpteurs, des musiciens, pour que la poésie, les statues, la musique soient vivantes, exercent une influence, il faut que le cœur des artistes ait senti ce qu’ils devaient exprimer.

 

L’on dit souvent que c’est parce qu’un artiste, un poète a beaucoup souffert qu’il crée de véritables œuvres d’art. Mais il ne faudrait pas en conclure qu’il soit nécessaire de se forcer à la douleur. Cependant la douleur n’est-elle pas désirable, non seulement dans l’art, mais pour que l’être s’approfondisse, pour qu’il évolue? Elle n’est même pas nécessaire. Un cœur qui sent profondément enlève par cela même les voiles qui cachent la réalité. Il peut à lui seul, par son sentiment, fondre la glace qui souvent ne fond que devant une grande douleur. Et il est vrai qu’un chagrin peut adoucir le cœur, transformer le roc en masse vibrante. Il n’est cependant pas nécessaire que ce soit l’œuvre de la douleur. Pourtant celui qui, dans sa vie, a une inspiration à suivre, n’a pas besoin de chercher la souffrance, car le chemin pour arriver à suivre l’inspiration demande tant d’efforts, de douleurs, qu’on y est exposé à une souffrance continuelle.

 

L’on pourrait aussi poser la question de savoir si chacun naît avec un cœur vivant, puis voit ce cœur s’endormir ou s’endurcir au contact de la vie? En effet. Un cœur d’enfant est vivant, il est ouvert, très capable de jouir, très capable aussi de souffrir: tant de choses froissent son extrême sensibilité! Il pourra souffrir là où une grande personne habituée à la douleur ne souffrira pas, ne fera plus attention. Il y a de grandes différences de sensibilité entre les divers âges des enfants. La vie nous façonne, nous fait nous enfermer en nous; la vie primitive est plus variée qu’elle ne le devient par la suite; le cœur devient plus froid au contact de la vie froide et dure, il se retire en lui-même, perd de sa chaleur, s’endurcit. Que faire pour lui rendre la vie? Il faut d’abord l’ouvrir à la sympathie qui fait fondre la glace. Ensuite, tout ce qui est beau soulage le cœur du poids qu’il porte habituellement, fait qu’il se dilate, s’épanouit.

 

Il y a des gens qui disent: “Tout me vient du cœur, l’esprit n’a pas grande importance pour moi”. C’est sans doute une opinion exagérée, cependant elle est plus juste que le point de vue généralement adopté aujourd’hui selon lequel le cœur a peu d’importance. On dit que le parfum d’une fleur est le résultat d’un processus chimique, mais, d’après les Soufis, le parfum existe avant la fleur et c’est lui qui cherche à travers la fleur un moyen pour se manifester au-dehors. De même le sentiment existe avant la pensée, avant la forme.

 

Ceux qui vivront uniquement par le cœur auront certes une vie incomplète, ils manqueront de clarté. Mais ceux qui vivront par l’esprit seul auront une vie encore plus incomplète, ne trouveront jamais la satisfaction qu’ils cherchent, la nature de l’esprit étant de toujours vouloir aller plus loin, de procéder toujours davantage à des divisions, à des distinctions, de créer des différences. Au contraire, la satisfaction de l’être est de pénétrer dans la profondeur de la vie là où se trouve le repos, la paix du cœur. Il y arrive par la contemplation de ce qui est beau, car ce qui est beau apporte l’épanouissement au cœur et, dans cet épanouissement, il y a un rayonnement de bonté.

 

Il faut donc que le cœur et l’esprit se comprennent, il faut être développé autant par le cœur que par l’esprit, mais il faut que le cœur précède l’action de l’esprit, sinon cette action se trouvera gênée, amoindrie.

 

Le développement de l’esprit est nécessaire pour discerner ce que l’on reçoit dans un sentiment, dans une inspiration. L’on constate ainsi souvent que certaines personnes possèdent l’aptitude à s’exprimer, la technique pour bien penser, mais elles manquent d’inspiration. D’autres ont l’inspiration mais elles n’ont pas les moyens de l’exprimer ni clairement pour elles-mêmes, ni de façon compréhensible pour les autres. L’équilibre est donc nécessaire.

 

Le cœur et l’esprit ont tous deux le pouvoir de création; ils reçoivent, mais, de ce qu’ils ont reçu, ils créent à leur tour; toute idée qui arrive dans l’esprit, qui pénètre dans le cœur ne s’y cristallise pas: l’esprit et le cœur créent à leur tour et ces créations forment notre monde. Chacun crée son univers dans lequel il vit; plus tard il y vivra plus complètement, que ses créations soient belles ou qu’elles ne lui plaisent pas, elles lui apparaîtront davantage.

 

Il y a des produits végétaux qui permettent d’entendre des sons, de voir des images (c’est un état que l’on peut connaître aussi sans aucune drogue). Ce stimulant permet de percevoir les images, les sons que l’imagination a produits. Leur effet, tant qu’il dure, peut rendre certains très heureux; à d’autres, il procure une satisfaction très ordinaire.

 

Former consciemment l’univers qu’on voudrait posséder est un idéal digne de l’homme. Chacun, à un certain degré, se forme inconsciemment cet univers.

 

Le Christ a dit:

“N’amassez pas sur la terre des trésors sujets à la corruption,
mais des trésors qui vous appartiendront pour toujours.”

 

Ces trésors du cœur et de l’esprit seront un bien dont l’homme jouira dans l’éternité.

 

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Le Sentier Spirituel

 

Le coeur, l'intelligence et l'intellect

 

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