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Murshida Sharifa Lucy Goodenough


COMMENT NOUS EN VENONS A AIMER
UN ÊTRE OU UNE CHOSE

Murshida Sharifa Lucy Goodenough


 

Comment nous en venons à aimer un être ou une chose (et par "chose" j’entends tout ce qui existe: une habitude, une action, n’importe quel objet), c’est une question que tout esprit réfléchi peut se poser.

 

On pense généralement que cela se fait de soi-même, qu’il y a des choses et des êtres qui nous plaisent et d’autres qui ne nous plaisent pas et voilà tout. Mais pourquoi nous plaisent-ils? Pourquoi ne nous plaisent-ils pas? Ils peuvent nous plaire pour deux raisons: d’abord à cause de leur similitude avec notre propre nature, similitude qui fait appel à notre sympathie, de la même façon qu’une certaine corde d’un instrument fait vibrer une corde similaire d’un autre instrument; puis, par contraste nous sentons alors que ce qui nous manque est présent chez un autre être et nous nous sentons complété par lui.

 

Mais ce qui est au fond le plus important, quand on considère les sentiments de sympathie ou de répulsion, c’est l’impression que nous avons reçue d’un être ou d’une chose et puis le fait de revenir encore et encore sur cette impression. Et c’est pourquoi l’on dit quelquefois qu’il est bon qu’un peu d’antipathie précède la sympathie et que même la haine est plus proche de la sympathie que l’indifférence. Cela est vrai psychologiquement; s’il y a antipathie, quelque chose au moins vibre, et cette vibration pourra changer; tandis que dans l’indifférence, il n’y a pas de mouvement, pas de vibration. Il sera plus difficile de créer une vibration que de changer celle qui existe déjà.

 

Concernant l’effet que cette impression fait sur nous, notre attitude est très importante. Nous sentons très bien que si nous avons de la sympathie pour un être, un lieu, une maison, tout ce qui se rapporte ou appartient à cet être ou vient de lui, tout ce que nous rencontrons dans ce lieu ou cette maison nous sera agréable; et si nous nous trouvons dans le cas contraire, avant même d’avoir entendu un être qui ne nous est pas sympathique, nous nous disons déjà qu’il a tort, et même des paroles flatteuses de sa part nous seront désagréables. Si nous sommes figés dans une attitude défensive, tout nous semblera une attaque, et même les ménagements que nous voudrions avoir pour notre amour-propre nous seront une offense, parce que nous aurons ainsi reconnu, pensons-nous, que nous avons une partie faible que nous aurons voulu ménager, et c’est cette partie faible que ces ménagements ont porté à notre connaissance. Mais si nous sommes dans une toute autre attitude d’esprit, ces mêmes ménagements nous sembleront le comble de la délicatesse.

 

Ainsi, nous ne voyons presque jamais les situations, les pensées, les sentiments tels qu’ils sont, mais tels que nos prédispositions nous font supposer qu’ils sont. C’est comme lorsque nous avons longtemps regardé la couleur bleue et que nous ne pouvons plus distinguer la couleur verte qui se rapproche trop du bleu. Il en est de même de notre oeil intérieur: s’il a contemplé un certain sentiment, une certaine sensation, il ne distingue plus un autre sentiment ou une autre sensation qui vient à sa connaissance un instant après.

 

Et puis, notre amour pour un être, pour une chose quelle qu’elle soit, dépend beaucoup de la façon dont nous nous préoccupons de cet être, de cette chose. C’est ainsi qu’il est possible d’en venir à aimer les choses qui nous sont d’abord désagréables. Il n’y a personne au monde qui ait aimé au premier abord l’eau de vie, la moutarde, le vinaigre. Mais il arrive que l’on s’attache à de telles choses au point d’être dominé par elles, au point de ne pouvoir s’en passer, par la force d’attention qu’on y prête, à mesure même que l’on s’irrite en les absorbant. Quoique quelqu’un aggrave une blessure qu’il s’est faite en la grattant, il aura beaucoup de mal à s’empêcher de continuer ce geste pourtant contraire à sa guérison.

 

C’est comme cela que les gens en viennent à aimer les choses qui autrement seraient pénibles: si l’on ne peut se réjouir d’une supériorité, on trouvera une satisfaction dans une infériorité. Si l’on ne peut se réjouir d’un bonheur, on trouvera une sorte de joie dans une souffrance, et l’on trouvera pour cela des prétextes, on dira par exemple: "J’ai pour habitude de commettre telle erreur. Je suis comme cela et j’en subis les conséquences, mais ne me dites pas que l’on puisse être parfait; on ne peut donc pas échapper à la souffrance, c’est une nécessité". Quel est l’état d’esprit de quelqu’un qui parle ainsi? Il aime sa souffrance. Quoiqu’il en dise et quoiqu’il en pense, il la chérit, il en est fier, il ne veut pas qu’on la lui diminue, qu’on lui donne une place moindre.

 

Et c’est de cette façon qu’on peut aimer ses défauts et même une mauvaise réputation. Et l’on trouvera qu’il n’y a aucun objet au monde que l’on ne puisse aimer si l’on s’habitue à la manière d’être que demande cet objet. C’est leur amour pour l’enfer qui retient les damnés dans les tourments; s’ils ne les aimaient pas en quelque façon, ils n’y resteraient pas une seconde.

 

Nous-mêmes, si nous avons été offensés, injuriés, si les autres ont été injustes, difficiles, ennuyeux et si nous y pensons constamment, nous finissons par aimer cette souffrance que nous enfonçons plus profondément dans notre cœur. Nous voudrions nous en libérer, nous ne pouvons pas; une partie de nous-mêmes voudrait se libérer, celle qui chérit cette souffrance la retient toujours.

 

Ainsi nous ne retenons que ce que nous aimons, sinon avec tout notre être, du moins avec une partie de notre cœur. Nous n’avons pas créé nos souffrances, mais nous les gardons. Par la place importante que nous leur donnons, il nous est difficile de nous en débarrasser, en grande partie aussi à cause de la sympathie que nous nous portons à nous-mêmes. Nous souffrons, mais à cause de cette souffrance même, nous avons de la sympathie pour nous. Cette sympathie console, cette sympathie comprend mieux notre souffrance que la sympathie qui vient d’autres personnes. Et ainsi nous éternisons une souffrance que la fermeté contre nos propres sentiments pourrait nous permettre d’écarter. Si nous pouvons être durs avec nous-mêmes, durs de la bonne façon, la souffrance ne nous touchera pas longtemps, nous nous élèverons au-dessus d’elle.

 

Cette idée que nos préoccupations envers un être, envers une situation, une habitude, une action, une chose nous les fait aimer à la longue, nous montre aussi comment dans la vie nous pouvons nous adapter à des circonstances ou à des personnes envers lesquelles nous ne nous sentons pas à l’aise. Tous les êtres doués de sagesse et de bonne volonté emploient cette méthode. Grâce à cela ils peuvent s’occuper de ce qu’ils n’aiment pas beaucoup au premier abord; ils peuvent s’habituer, s’intéresser, donner de l’importance et apporter de la sympathie à cette occupation ou à cet être qui est à côté d’eux et ne leur plaisaient pas d’abord. Et ainsi ils donnent une valeur à leur vie.

 

Les gens dont le cœur est sec et dont l’esprit ne raisonne pas se laissent aller à leur premier sentiment, font les choses à contrecœur et continuent à les subir de mauvaise grâce. Ils finissent ainsi non pas à aimer les choses mais leur propre mauvaise grâce, leur propre état d’esprit et par là sont incapables de trouver un bonheur pour eux-mêmes et pour les autres.

 

Les Soufis accomplis sont appelés "Sahib-i-Dil" ce qui signifie "maître du sentiment". Il ne suffit pas que le sentiment soit éveillé dans le cœur, il faut encore en être maître, ne pas en être dominé.

 

On en devient maître en observant chacune de ses pensées et chacun de ses sentiments et en y répondant d’une manière juste.

 

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Le Sentier Spirituel

  L'indifférence

 

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