LE TON ET LE RYTHME Murshida Sharifa Lucy Goodenough |
Le ton et le rythme sont à la base de tout ce qui existe. Tout ce qui existe est ton et rythme. Et des deux, le rythme se manifeste en premier, le ton ensuite.
Tout d'abord cela peut paraître étonnant, cependant quand on y pense et que l'on approfondit cette question, l'on voit que lorsque l'on commence quelque chose, le premier mouvement que l'on fait établit déjà le ton de ce qui suit. Par exemple s'il est rapide ou s'il est lent le ton est déjà donné; le rythme de ce mouvement a donné naissance au ton.
Le rythme est aussi le temps; nous avons un temps unique pour tous parce que nous nous réglons sur le rythme des révolutions de la terre autour du soleil. Quand nous étudions cette question du temps nous voyons que chaque chose possède aussi son temps, son rythme à elle; pour certaines, le rythme est accéléré, pour d'autres, il l'est moins, ce qui nous donne l'impression que le temps passe vite ou qu'il passe plus lentement. De même chaque plan d'existence possède un rythme particulier, différent du rythme des autres plans. Chaque région, chaque personne ont aussi leur rythme propre. Nous voyons par exemple que dans certains pays on fait la récolte une fois dans l'année, dans d'autres, deux fois. Un enfant grandira en cinq ans autant qu'un autre en huit ans. Un être se développera en dix ans plus qu'un autre pendant toute sa vie. Tous nous avons notre rythme personnel. Et ce rythme varie suivant les moments; à certains moments nous trouvons que le temps passe trop lentement, à d'autres, plus vite. Notre perception du temps varie.
Selon le rythme que nous avons - et influencée par ce rythme - toute notre vie se déroule. Bonheur, malheur, santé, maladie, force faiblesse, dépendent dans une grande mesure de notre rythme. Cela nous montre qu'en grande partie, ces choses sont entre nos mains. Que nous soyons riches ou pauvres, calmes ou agités, tout cela dépend de notre rythme. Si nous parvenons à le contrôler, nous pourrons contrôler le temps de notre vie, garder une chose entre nos mains plus longuement, tandis que par un rythme trop lent ou trop accéléré selon les cas, nous laissons échapper cette chose que nous voudrions garder plus longtemps.
Entre deux êtres il y a aussi différence de rythme. Pir-o-Murshid Hazrat Inayat Khan racontait à un mourîd: "Je me suis promené hier; j'ai vu dans la ville tant de beauté, tant de belles choses"! Le mourîd pensa: "Je dois y aller à mon tour". Mais il revint las, ennuyé. Il dit; "Je n'ai vu que destruction, agitation, ennui, vilaines choses. Comment se fait-il que vous y ayez vu tant de beauté?" Pir-o-Murshid Hazrat Inayat Khan lui dit: "Pour voir ce que je vois, il vous faut adopter le rythme de ma marche".
Pir-o-Murshid Hazrat Inayat Khan racontait aussi une autre histoire. Il se promenait avec un mourîd. Il marchait lentement; tandis qu'il faisait trois pas le mourîd en faisait dix. A la fin la patience du mourîd fut épuisée; il dit: "Vous marchez très lentement, Murshid. J'ai beaucoup de mal à marcher avec vous". Pir-o-Murshid Hazrat Inayat Khan répondit: "C'est une démarche majestueuse". Le rythme lent donne le calme, tandis que le rythme accéléré produit l'agitation de l'esprit qui se traduit par une agitation extérieure.
Pir-o-Murshid Hazrat Inayat Khan distingue trois rythmes: le rythme sattva, rythme très lent, très stable; le rythme rajas, rythme modéré, productif; le rythme tammas, rythme chaotique, dont la conséquence est la destruction de toute chose entreprise ou continuée pendant qu'il est en cours.
La tendance naturelle du rythme est de s'accélérer constamment. Chaque chose commence naturellement avec un rythme assez lent; puis le rythme s'accélère, va plus vite encore. Quand il va trop vite, il y a déséquilibre et à la fin destruction. Tandis que si l'on sait maintenir un rythme toujours égal, toute l'affaire va bien.
Le ton est ce dont on peut dire: la substance de la vie, c'est le son. Chaque être a une note qui lui est particulière, en d'autres termes chaque être a un ton qui lui est particulier, chaque être a un ton qui est le ton de son cœur, de son âme, de son esprit.
Le ton est allié au sentiment, il crée le sentiment. Ainsi la musique dépend en très grande partie du ton dans lequel elle est composée et rien n'a autant d'influence sur les émotions et les sentiments que la musique. Et les sentiments, les émotions, à leur tour, s'interprètent au moyen du ton: le ton de la voix de quelqu'un qui est en colère n'est pas le même que le ton de sa voix quand il parle de façon affectueuse. Le ton agité, impatienté, diffère chez une personne du ton qu'elle a quand elle est heureuse et calme.
Toute la nature a un ton qui lui est particulier. Chaque moment a un ton qui lui est spécial. Il ne s'agit pas des quelques notes de la gamme ou de l'octave, ni des bruits que les oreilles perçoivent. Toutes choses vibrent à chaque moment; chaque condition de vie a une vibration spéciale, et les vibrations du matin ne sont pas celles du soir. A midi, elles sont tout autres qu'à minuit. La musique ancienne de l'Orient est basée sur cette distinction à la fois du rythme et du ton. Les Orientaux, particulièrement les Hindous, ont une musique spéciale, des ragas spéciaux pour l'aube, pour la matinée, pour midi et pour la soirée. Ils ne confondent et ne mélangent pas les uns avec les autres. Notre vie est devenue artificielle et nous ne faisons plus attention à ces influences, nous mélangeons toutes choses. Nous mêlons en toutes saisons les fruits et les fleurs. Nous ne nous tenons pas aux rythmes de la nature, et la tendance actuelle est de s'en écarter toujours plus.
Il est naturel à l'homme de s'accorder au rythme de la nature; de se lever quand le soleil se lève et de ne pas rester éveillé, comme on le fait souvent, la moitié de la nuit. Les peuples primitifs sont plus accordés à la nature que nous ne le sommes. Aussi sont-ils plus observateurs.
Celui qui peut accorder sa nature au ton qu'il veut, développe en lui tout ce qu'il veut développer. Il accorde son sentiment, son cœur à un certain diapason. Il produit en lui-même la paix, le calme, l'affection, la sympathie, le courage, tout ce qu'il veut produire, par le ton qu'il établit en lui. Si son ton est changé par rapport à ce qu'il veut produire et exprimer, il y a désaccord en son être. La différence de ton est aussi la raison des sympathies et des antipathies entre les différents êtres. Ceux qui ont un ton qui ne s'accorde pas avec celui d'un autre peuvent être très bons, avoir une nature très profonde, mais il n'y a pas entre eux une vraie sympathie. Aucun des deux n'est en faute, mais il n'y a pas d'harmonie entre eux. Ceux dont les notes s'harmonisent ont entr'eux une harmonie naturelle.
Celui qui veut vivre en harmonie cherche à adapter son ton aux êtres qui sont près de lui. Il cherche à se mettre en harmonie avec ceux qui sont tristes, à donner plus de courage, d'animation à ceux qui sont affaiblis. Il cherche à accorder son propre ton, à le varier suivant l'entourage où il se trouve et selon le diapason de cet entourage.
Maître -dit-on- est celui qui s'accorde avec tous, se met au diapason de tous, tout en maintenant en lui-même un certain ton, la certaine note qui résonne en lui-même. De cette façon l'harmonie s'établit à la fois en lui-même et avec l'entourage.
Il est plus difficile de contrôler le ton que le rythme. Cependant le ton dépend en grande mesure du rythme, et c'est par le rythme qu'il faut commencer pour apprendre à maîtriser le ton.
Le ton a son effet en l'absence de toute action. Un être qui vibre, dont les vibrations sont harmonieuses, aura une influence qui établira une harmonie autour de lui sans qu'il ait dit un mot; par sa présence, et même à distance, cet effet se fera sentir. Mais c'est aussi du rythme que dépend une grande partie du magnétisme personnel. Des mouvements désordonnés repoussent, sont destructeurs, tandis que des mouvements naturellement harmonieux et rythmés ont un très grand attrait, un très grand magnétisme.
Quand le sens du rythme se développe dans les êtres, leurs mouvements deviennent rythmiques. Ils commencent alors à aimer la danse. Ils n'ont pas besoin d'une danse étudiée, ils ont une danse de mouvements spontanés, une danse à eux. Les grands êtres dont l'âme était vivante ont toujours eu tendance à danser. Shiva, pourtant connu comme le grand ascète, dansait. L'on raconte dans la Bible que David dansait. Les derviches dansent. Ce ne sont pas des pirouettes comme le rapportent des voyageurs; ils tournent en rond, ils tournent autour d'eux-mêmes; ce sont des mouvements qui viennent d'un certain mouvement de l'âme, des mouvements qui expriment la condition de leur âme.
Cela fait comprendre pourquoi, dans la vie de tous les jours, certains mouvements faits par d'autres personnes nous irritent; une personne passe devant nous, pose un objet; quelquefois son mouvement nous agace et nous disons: "Ne faites pas cela; ne passez pas par ici". C'est quelque chose dans son mouvement qui nous a irrité. Ce mouvement montrait peut-être un manque d'équilibre, ou de l'agitation intérieure. Au contraire, il y a des mouvements qui apaisent, qui donnent la vie, le courage. C'est une grande science qu'aujourd'hui l'on comprend très peu. Anciennement l'on donnait une grande importance à la danse. Elle formait une partie essentielle de la musique, une des trois parties de la musique. Pir-o-Murshid Hazrat Inayat Khan l'appréciait beaucoup. Ainsi, de ses trois livres intitulés Gayan, Vadan, Nirtan, l'un signifie "Notes de la Musique Silencieuse", l'autre "La Divine Symphonie", et le troisième "La Danse de l'Âme".
Il y eut une époque où l'on disait de ceux qui connaissaient le mystère du son et du souffle qu'ils pouvaient accomplir n'importe quelle entreprise, prononcer un son et anéantir quelque chose; il y a en cela beaucoup de vérité. Nous savons dans la vie courante qu'il suffit de prononcer tel ou tel mot pour produire tel ou tel effet. Ce n'est pas le pouvoir du mot lui-même, quoiqu'il ait beaucoup d'effet, qui était en vue lorsque l'on parlait de ce grand pouvoir; c'est le pouvoir du son. Lorsque l'on connaît la vibration de chaque être et de chaque chose et que le souffle est développé, le pouvoir devient grand. Ceux qui connaissent le nom d'une personne ont un pouvoir sur cette personne. Ce n'est pas simplement le nom que l'on prononce, c'est la vibration du son sur elle. Nous voyons ce pouvoir se manifester en petit dans la vie courante. Parmi des gens qui se connaissent bien, si la colère commence à monter chez l'un, l'autre par une parole dite sur un certain ton peut faire tomber cette colère, ou bien changer la tristesse et donner une joie qui commencera à envelopper cette personne. C'est ce que fait la mère d'un petit enfant. Par le ton de sa voix elle le calme, ou bien lui donne de la fermeté, elle l'encourage ou l'assure de son affection, et par là l'enfant regagne la confiance qu'il avait un moment perdue.
Tout le secret de la vie est dans le rythme et le ton. C'est une science peu connue à ce jour. Les Grecs connaissaient davantage cette science: quand un acteur se plaçait bien sur le théâtre et parlait à voix basse, une personne éloignée l'entendait aussi bien qu'une autre plus proche. Aujourd'hui cette science est perdue. Dans nos salles on ne peut entendre de cette façon. La science du rythme et du ton comporte aussi la connaissance de l'effet du nom selon le son, les voyelles, le rythme. Pir-o-Murshid Hazrat Inayat Khan en a parlé dans "Le Mysticisme du Son", mystère qui lui a été révélé dans sa jeunesse et que pendant des années il a continué à approfondir. Il jette une clarté sur tant de mystères gardés jalousement pendant des millénaires. Si l'on comprend, si l'on médite ce livre, bien des choses deviendront claires devant nous. L'utilité d'une telle connaissance est dans son action sur nous-mêmes et dans l'action bénéfique que nous pouvons avoir sur notre entourage.
Si nous connaissons notre ton, notre rythme, nous pouvons contrôler tout notre être et toute notre vie et nous pouvons amener les effets que nous souhaitons. En l'absence de cette connaissance nous agissons sans pouvoir contrôler, sans pouvoir créer un certain sentiment, un certain rythme. En prêtant attention à notre rythme, à notre ton, nous pouvons faire de nous-mêmes l'être que nous voudrions devenir et par là aussi nous pouvons aider à développer en chacun le pouvoir de faire ce qu'il veut faire de lui-même et de devenir ce qu'il voudrait être.
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