Il y a beaucoup d'arts dans la vie, et à part tous
les autres arts, il y a celui que Pir-o-Murshid Hazrat Inayat Khan appelle
l'art de la personnalité.
La
personnalité est d'une importance infinie dans la vie; de tous les aspects
de ce monde, c'est elle qui fait sur les hommes l'impression la plus
profonde, c'est elle qui persiste à travers les siècles et même à travers
des milliers d'années. Les grands êtres qui ont fait impression sur
l'humanité, qui sont aimés encore aujourd'hui par des millions de
personnes, ont agi bien davantage par leur personnalité que par leurs
actes ou par leurs paroles.
Si
quelque chose d'un être survit, c'est la personnalité; si quelque chose
attire, c'est la personnalité. Ce ne sont pas tant les actes du Christ qui
demeurent dans les cœurs des hommes et attirent leurs âmes encore
aujourd'hui, ce ne sont pas même ses sublimes paroles qui peuvent inspirer
le plus l'âme humaine, c'est surtout sa personnalité, que nous n'avons pas
vue, mais qui, pourtant, parle à chaque âme.
La
personnalité ne nous est pas donnée toute faite. Personne ne naît en ce
monde en ayant une personnalité déjà formée. L'homme apporte en naissant
des qualités, des tendances, qui forment sa nature. Par le contact de ce
monde, par les impressions reçues, par son propre effort ou au contraire
par sa négligence, il ajoute à sa nature un caractère qui peut être en
harmonie avec elle ou en dysharmonie avec elle. Et de l'union de la nature
et du caractère est formée la personnalité; personnalité harmonieuse si
tous deux sont en accord, inharmonieuse si nature et caractère sont trop
différents. De ces différences naît un conflit perpétuel dans l'être
humain. Un être humain arrive à une harmonie intérieure quand il a mis
d'accord son caractère avec sa nature. Ces deux aspects réunis formant la
personnalité, plus ils seront beaux, plus la personnalité sera belle.
Une
belle personnalité n'est pas seulement une provision de diverses vertus,
elle dépend aussi de la compréhension qu'un être a de la vie et de la
sympathie qui lui fait comprendre les autres, de sorte qu'il peut sentir
et agir de telle façon qu'il produit une harmonie dans ce monde.
Pir-o-Murshid Hazrat Inayat Khan dit: "Au moment où l'être s'éveille à la
beauté, l'harmonie commence à façonner sa personnalité." Jusqu’à ce qu'il
en soit arrivé là, il pourra accomplir certaines choses grâce à sa
volonté, une action peut-être très désintéressée en elle-même, mais si
cette action est accomplie au détriment de sa personnalité, en la forçant,
le résultat ne sera jamais souhaitable. Il y a des gens qui, pour réaliser
l'objet qu'ils ont en vue, négligent la beauté de la personnalité; d'abord
ils s'écorchent les nerfs, ensuite ils oublient que vouloir quelque chose
en ayant égard à la beauté amène un résultat tout différent de celui qui
arrive en cherchant le succès à n'importe quel prix.
Il
dépend de nous de former notre caractère. Nous recevons beaucoup
d'impressions depuis notre arrivée sur terre sans les avoir voulues. A
mesure que la volonté se fortifie, ce qu'il faut, c'est bien réagir selon
les impressions reçues, retenir les unes, laisser disparaître les autres.
C'est ainsi qu'on peut former un caractère. L'homme est ce qu'il apporte,
ce qu'il a reçu avant qu'il ne vienne sur la terre, puis ce qu'il reçoit
ensuite. Ses premières impressions, une âme les reçoit sans les avoir
choisies; puis elle les choisit de plus en plus: sa connaissance plus
étendue lui permet de mieux faire un choix. La connaissance d'un petit
enfant ne lui permet pas encore de choisir, il voudra prendre le feu dans
sa main parce qu'il ne sait pas que le feu brûle; il voudrait toutes les
choses qu'il trouve belles, mais il ne sait pas discerner ce qui est pour
son bien et ce qui ne l'est pas. Pour nous, lorsque nous acquérons du
discernement, il nous faut pourtant autant de volonté pour accepter telle
impression qui nous paraît belle, pour la faire entrer dans notre esprit
et notre cœur et la conserver, que pour en rejeter d'autres que nous
n'aimons pas. Mais c'est un exercice qui donne un grand contrôle sur
soi-même, qui donne un empire sur notre nature. Celui-là est impuissant
devant la vie, qui dit: "Je suis si sensible! Pourquoi me présente-t-on
des impressions si désagréables? Les autres ont tort de m'irriter ainsi!".
Mais s'il a davantage de volonté, il s'apercevra qu'il a tort de s'irriter
des diverses expériences qu'il rencontre.
Peut-on changer sa nature? Un poète latin a prétendu que non, et il en est
resté le dicton: "Chassez le naturel, il revient au galop."
Certes, la nature est forte, elle a un empire presque absolu. Cependant on
peut diriger le mouvement de la nature en se rendant compte que chaque
tendance à sa source est désirable, même lorsqu'il s'agit d'un défaut;
c'est la déviation qui amène un résultat indésirable. C'est une chose dont
nous pouvons facilement nous rendre compte en nous examinant nous-mêmes,
car nous pouvons percevoir l'origine de telle ou telle tendance. Mais de
telle impulsion première qui entraîne chez les autres une erreur, nous
nous rendons difficilement compte. Il ne peut en être différemment; nous
sommes conscients, en ce qui nous concerne, de notre sentiment et de notre
impression, nous pouvons constater le processus qui en résulte, mais chez
les autres, nous n'entendons que leurs paroles, nous ne voyons que leurs
actions, et il nous faut avoir une suffisante provision de sympathie, et
en outre de l'intuition, pour percevoir quel sentiment est le point de
départ de telle parole ou action. Si nous parvenons à considérer ainsi la
source des paroles et des actions des autres, nous verrons qu'il y a
toujours en elles quelque chose de bon. Mais pour modifier notre nature,
il faut non seulement reconnaître une impulsion, mais encore la diriger.
De tous les aspects de la vie, c'est surtout la
personnalité qui compte. Si les actions ont moins d'importance que celui
qui les accomplit, ce n'est pas seulement à cause de sa volonté, mais à
cause de sa personnalité qui accomplit l'action. Une action accomplie par
quelqu'un qui nous est sympathique nous paraît agréable, mais la même
action accomplie par un être qui ne nous attire pas nous paraîtra moins
agréable. En toutes choses, et même en paroles, ce qui émane de la
personnalité a un effet beaucoup plus profond que les paroles elles-mêmes
ou même que les pensées. Nous voyons par-là que ce qui attire chez un
être, c'est surtout sa personnalité. Pir-o-Murshid Hazrat Inayat Khan dit
qu'une belle personnalité est comme une belle statue à laquelle on aurait
donné la vie; que le plus parfait de tous les arts, c'est l'art de la
personnalité.
Certains pourraient penser que développer sa personnalité peut donner un
côté artificiel à un être; mais puisqu'il n'y a pas de belle personnalité
sans sincérité, la sincérité est la base de tout développement dans cet
art. Une parole qui n'est pas sincère peut être très bien dite, mais elle
n'aura pas de force. Une autre chose essentielle est l'oubli de soi. Si
l'on veut avoir telle qualité pour s'en faire un ornement, ce ne sera plus
une vertu; mais celui qui aimera cette qualité pour elle-même aura bien
plus qu'une vertu.
Y
a-t-il des êtres très parfaits qui n'ont pas une personnalité
intéressante? Oui, il peut y en avoir; ce sont deux choses distinctes. Un
être peut toucher une grande perfection, atteindre une grande réalisation,
s'élever au-dessus de mille petitesses de la vie; cependant il peut être
comme une fleur sans parfum. C'est le développement de l'humanité et de la
sympathie qui forme la personnalité, qui fait qu'un être vibre à tout ce
qui se présente à lui, qu'il connaît les sentiments du coeur d'un autre.
Un Soufi ne cherche pas à posséder telle ou telle vertu, à devenir ceci ou
cela; mais dans ses rapports avec les autres, il désire avoir toujours
égard aux sentiments de ceux qui l'entourent. Ceci, par soi-même, amène
l'oubli de soi.
On
peut reconnaître trois phases dans le développement de la personnalité.
Dans la première phase, un être est très peu sensible. Par exemple, une
parole grossière ne le blessera pas beaucoup, il fera très peu attention à
ce qu'on lui demandera si la personne qui s'adresse à lui ne lui est pas
spécialement agréable. Puis vient une phase où l'être devient sensible à
tout, aux bons traitements comme aux mauvais qu'il reçoit, mais il oublie
de penser aux autres, ou même il sera rude avec eux. Dans la troisième
phase, l'être devient sensible aux sentiments des autres. En cela il
commence à s'oublier lui-même; ayant compris l'effet des heurts sur
lui-même, il fait attention à ne pas en occasionner aux autres. C'est
ainsi que lui vient l'oubli de soi.
Certains ne voient pas le rapport entre la spiritualité et l'art de la
personnalité. Ils pensent que ce dernier est accessoire dans le
développement spirituel. Mais pourquoi lit-on dans le Gayan:
Vanité! Le saint et le pécheur, tous deux boivent à ta coupe;
Vanité! Tu es sur la terre la fontaine de vin où vient boire le Roi des
Cieux.
La
vanité est le motif de l'Etre Divin Qui a formé la Création?
Les
Ecritures disent la même chose: le monde est fait pour la Gloire de Dieu.
Dans la vanité, il y a une idée de beauté, la gloire évoque une idée de
splendeur, mais la signification est la même. Le but de cette
manifestation est accompli quand cette vanité s'est exprimée par la beauté
extérieure, plus encore par la beauté de l'esprit, et il se trouve
pleinement accompli dans la beauté de la personnalité humaine.
Pir-o-Murshid Hazrat Inayat Khan a dit un jour: "De même que l'homme, ici, de
son côté, idéalise Dieu, Dieu, d'au-dedans de la vie, idéalise l'homme."
C'est une pensée qui fait naître mille réflexions. Quand on pense que Dieu
idéalise l'homme, qu'Il le voudrait aussi beau, aussi parfait que
possible, on voit que Dieu non seulement ne peut se complaire dans une
existence ni dans les choses sans beauté, mais qu'au contraire Il se
complaît dans la beauté, dans la perfection manifestée.
Dans
tous les arts, en connaître la perfection donne une grande satisfaction,
mais la satisfaction que donne l'art de la personnalité est la plus
grande, parce que c'est un but principal de la vie qui est ainsi accompli.
-oOo-