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Murshida Sharifa Lucy Goodenough


LA POÉSIE DES MYSTIQUES

Murshida Sharifa Lucy Goodenough


 

La tendance du mystique est de s'exprimer par la poésie. La poésie a toujours existé dans le cœur humain, elle lui est naturelle; et les mystiques ont toujours eu une tendance naturelle à s'approcher du mysticisme, de la vie mystique, comme il est naturel que la vie intérieure éveillée dans l'âme fasse que l'âme danse, comme disait Hazrat Inayat Khan. Et cette danse de l'âme s'exprime dans la poésie comme elle s'exprime dans la musique, comme elle s'exprime dans l'art. De plus, l'âme et l'esprit touchés par l'inspiration reçoivent une lumière qui les approche du monde intérieur.

 

On prétend parfois que le poète est un prophète et Hazrat Inayat Khan disait: "Je pense que le prophète est poète". En effet, tous les prophètes ont parlé de manière poétique et toutes les Écritures anciennes, sacrées, du monde, sont en vers, sont composées d'images poétiques et s'expriment poétiquement. Toutes les paroles de Jésus-Christ ont une forme d'expression poétique. Pourquoi les prophètes s'exprimaient-ils ainsi? C'est qu'il y a beaucoup de choses subtiles qui ne peuvent guère être dites en termes clairs et qui peuvent mieux s'exprimer sous des formes poétiques, sous forme d'allégories. Et puis aussi le cœur de celui qui écoute n'est pas toujours préparé à entendre la vérité en termes clairs; s'il l'entend, ou bien elle l'effraie, ou bien il la repousse, ou alors il lui semble qu'il n'a rien entendu du tout; ce sont des mots que ses oreilles ont entendus, mais ils n'avaient pour lui aucun sens particulier. Tandis que la poésie occupe l'esprit de celui qui l'écoute, la poésie émeut son cœur et il est mieux préparé à recevoir la vérité exprimée par des vers.

 

Les Véda sont tous écrits sous forme de poèmes. Le Coran l'est dans une forme poétique. Quand nous lisons les versets de la Bible, nous voyons que toute la Bible est poésie, à l'exception de quelques parties historiques, de quelques Épîtres. Les Soufis se sont aussi beaucoup exprimés par la poésie. Et ce n'est pas seulement parce qu'ils y étaient généralement contraints (ceux qui vivaient en Perse sous le régime très strict des autorités religieuses, pour la moindre expression un peu trop claire, un peu trop libre de leur pensée, se seraient fait lapider et mettre à mort); ce n'était pas seulement pour cette raison, mais parce que leur expression naturelle, spontanée, était la poésie; et ils nous ont laissé des vers qui semblent n'avoir rien à faire ni avec la vie religieuse, ni avec la vie mystique. Ce sont, très souvent, des poèmes d'amour, des pièces qui tracent un tableau de la vie, qui parlent des rapports entre les êtres humains, qui parlent des expériences du coeur, qui parlent de l'amour pour la bien-aimée, de la rencontre et de la séparation, et de mille choses encore. Le grand poème de Djalal-ud-Din-Roumi, le Masnavi-i-Manavi, est une présentation complète du mysticisme. Hazrat Inayat disait que celui qui l'a lu tout entier et qui l'a compris connaît tout le mysticisme. Ce poème contient des récits, des contes, des histoires de toutes sortes, des contes où il parle de rois et de serviteurs, d'animaux, de guerre; bref il raconte mille petites histoires qui paraissaient, au temps où il les écrivait, tellement simples que certains lui reprochaient d'avoir écrit un poème mystique sous cette forme. Ces gens disaient qu'ils ne trouvaient pas dans ces poèmes un exposé sérieux du mysticisme, qui aurait dû partir selon eux du premier pas dans le sentier pour arriver jusqu'à l'union parfaite avec Dieu. Or ils n'y trouvaient que de petites histoires que tous les petits garçons étaient à même de comprendre. Roumi se défendait de cela en disant qu'on avait fait le même reproche au Coran. On avait dit que ce Livre Sacré ne contenait que des contes. Cependant - disait-il - il en est comme du lion dans le désert: lorsque le lion est placé contre le désert, on pourrait très facilement le confondre avec le désert: pourtant on l'en distingue bien. Pourquoi, dit-il? A cause de ceci, c'est que le lion est vivant et que le désert ne l'est pas. Ainsi la signification profonde des contes qu'il écrit est la partie vivante, le reste n'est que l'emplacement où il peut situer ce qu'il dit de l'expérience mystique.

 

Il arrive souvent à des poètes dont on ne dirait pas qu'ils sont mystiques, d'écrire des vers dont on saisit à peine le sens, comme il en est du poète anglais Robert Browning qui ne savait pas lui-même ce que ses vers voulaient dire, et dont certains ont pourtant un sens très profond, une vérité très profonde concernant la vie spirituelle. Et puis il y a des poèmes sur des sujets mystiques, sur de sujets religieux, comme les grands poèmes du grand poète anglais du XVIIe siècle John Milton; ceux-ci contiennent des récits, des histoires de la création du monde jusqu'à nos jours, mais ni dans "Le Paradis Perdu", ni dans "Le Paradis Retrouvé", il n'y a rien de mystique. C'est de la très belle poésie religieuse. Mais le grand poème de Dante, qu'on compare quelquefois avec celui de Milton, est tout au contraire un poème qui compose un tableau non pas imaginaire, mais réel, de ce monde et qui en même temps dévoile les secrets de l'autre monde. On ne peut pas tout à fait comparer non plus le poème de Roumi avec le livre de Firdousi (Le Shah-Nameh (le Livre des Rois) qui raconte l'histoire de l'ancien Iran et du nouvel Iran jusqu'au Xe. siècle de notre ère.), ce poète persan dont on célèbre cette année le millénaire. Il écrivit d'imagination, sous forme de fables, la plus grande partie de l'histoire de la Perse, ancienne et jusqu'à son époque. Ce sont des fables écrites dans un langage très beau, avec une présentation très poétique. L'origine de ce poème est celle-ci: Firdousi s'intéressait à l'histoire de Perse, aux légendes de son pays dont il avait recueilli un très grand nombre. Un jour le Roi de Perse désira que l'on écrivît l'histoire de son pays; mais personne parmi les érudits de sa cour n'en était capable. Firdousi se présenta pour le faire. Le roi lui offrit un ducat d'or pour chaque page qu'il écrirait. Firdousi entra alors en méditation, dans une profonde concentration, et il vit passer devant sa vision intérieure toutes les scènes de l'histoire des Perses et ce fut ce qu'il écrivit. Il y était évidemment bien préparé par tout ce qu'il avait recueilli dans sa jeunesse. C'est ce qui amena, avec sa concentration sur ce sujet, l'inspiration et la vision directe, et le rendit capable d'écrire ce poème qui le rendit célèbre, même jusqu'à aujourd'hui. Puis, le long poème achevé, il le présenta au roi. Le roi s'étonna de sa longueur, qui d'un côté lui faisait plaisir, mais de l'autre lui coûtait une somme considérable. Il se contenta d'envoyer au poète des pièces d'argent au lieu des pièces d'or qu'il avait promises. Firdousi en fut tellement révolté, il fut tellement mécontent de ce manque d'estime pour son oeuvre qu'il composa un vers où l'amertume se fit jour et il quitta son pays. Le vers était le suivant: "Si le père du Roi avait été roi, le roi m'aurait fait une couronne". Il partit donc et passa des années à errer à travers la Perse. Un jour il revint vers sa ville et entendit près de la mosquée un gamin qui chantait ce même vers qu'il avait composé. Il comprit donc qu'il était devenu célèbre, non seulement parmi les gens qui avaient un grand savoir, mais que son oeuvre était connue de tous. Il mourut peu après, car il sentait que son but était atteint.

 

Il y a encore une anecdote intéressante au sujet de Firdousi. Un des seigneurs de la cour avait douté de l'inspiration de Firdousi, ou plutôt de sa vision. Il prétendait, comme on le ferait tout autant aujourd'hui, que c'était une chose impossible, que Firdousi avait simplement imaginé tout cela.

 

Firdousi lui fit signe de s'approcher, et pour le convaincre, il le fit participer à sa vision: le seigneur vit se dérouler devant lui ces scènes de l'histoire de la Perse et il ne douta plus. Il y a peut-être bien des gens aujourd'hui pour lesquels cette anecdote elle-même ne serait qu'une fable, comme ils penseraient que le sont tous les récits que Firdousi a faits dans son poème. Mais ce n'est nullement chose impossible. Un cœur illuminé, une vision intérieure claire peut faire voir tout ce qui s'est passé, et très distinctement.

 

Non seulement tous les grands poètes de la Perse que nous connaissons maintenant étaient des mystiques soufis, mais encore tous les hommes éminents dans le domaine de la philosophie. Il en était ainsi d'Avicenne, le célèbre médecin du XIe. siècle, dont on vient de traduire l’œuvre médicale avec des explications pour la mettre à la portée des gens d'aujourd'hui (Il s'agit de la traduction du Dr GRUNER, qui n'a malheureusement eu qu'un tirage limité et qui est introuvable). Il en fut de même d'Amir, resté célèbre. Si quelqu'un doute aujourd'hui que tous les grands poètes persans furent Soufis, il pourra reconnaître dans leurs oeuvres qu'ils l'étaient. On peut penser que c'était une prétention de leur part de se donner ce nom, afin d'en acquérir une plus grande gloire; mais on peut certainement reconnaître le sens profond de leurs œuvres; et même si on ne le reconnaît pas, leurs poèmes restent quand même de très beaux poèmes par l'art de la composition et par les sentiments qu'ils expriment. De sorte que pour ceux qui les lisent en découvrant leur sens caché, ces poèmes sont sans prix.

 

Le poète le plus connu en Europe parmi les poètes persans est certainement Omar Khayyam. Et puis il y a Sa'di qui est plus simple, beaucoup plus simple, un poète moraliste que l'on donne à lire à tous les petits garçons de dix ans en Orient, parce que c'est un poète infiniment spirituel et surtout parce que son oeuvre contient une morale complète; tous les degrés de la moralité y sont exprimés d'une façon très intéressante. Omar Khayyam ne se préoccupe pas de cela. Il parle de certaines idées mystiques et philosophiques; elles reviennent sans cesse dans son poème, qui a d'ailleurs été très changé dans sa traduction; et cette traduction, cependant, est une oeuvre tellement belle qu'elle a eu un grand retentissement en Occident. Et pourtant cette traduction n'est pas une traduction, c'est un poème fait sur un poème (Il s'agit de l’œuvre du poète anglais Edward FITZGERALD, qui est une transcription très libre de l'original. Il existe en bilingue une traduction française récente: "Omar Khayyam - Quatrains", traduits par Vincent-Mansour MONTEIL - Sindbad-Actes Sud ed.)

 

Quel usage les soufis faisaient-ils de ces poèmes? Ils les lisaient, ils s'intéressaient profondément à ces poèmes qui leur donnaient une exaltation de l'esprit et attendrissaient leur cœur. Pour les sentir plus profondément, ils les chantaient dans leurs assemblées où la répétition de ces paroles, l'évocation de ces images leur apportait l'inspiration. Le tableau de l'idéal tracé par le poète émouvait leur cœur à tel point qu'ils fondaient en larmes, et après cette émotion, après cet attendrissement, leur cœur se fondait, ils devenaient capables de recevoir l'illumination intérieure. Après que les nuages se sont rassemblés et que la pluie est tombée, le ciel devient serein et la lumière peut ensuite se répandre. Il en est de même de l'âme; et c'est à cette vérité psychique, à cette vérité du cœur humain, à cette connaissance du cœur humain que les mystiques faisaient appel dans leurs exercices et dans leurs dévotions.

 

Que de fois a-t-on dit qu'il y a trop de poèmes dans le monde et que personne ne devrait se mettre à écrire des poèmes sauf les très grands génies. Cela me semble la même chose que de dire: il y a trop d'arbres dans la forêt, il ne devrait y avoir que de très grands arbres, mais les centaines et les millions d'autres ne devraient pas exister. Dans ce cas où serait la forêt? Il en est de même de toutes les productions de l'esprit humain, de toutes les expressions du sentiment humain. Si on veut qu'il n'en existe que très peu, seulement celles qui sont le plus bellement exprimées, on n'aura rien du tout. Quand l'herbe commence à pousser, il y a des brins d'herbe partout; quand c'est le temps pour les fleurs de s'épanouir, tous les buissons, toutes les plantes sont couvertes de fleurs. On en conservera peut-être une ou deux, on fera un tableau qui représentera quelques-unes de ces fleurs, mais ce qui aura réjoui les yeux et ce qui aura embaumé l'air et ce qui aura donné de la joie au cœur, c'est la multiplicité des fleurs, c'est la richesse de la verdure, c'est le feuillage touffu, c'est l'abondance des fruits. Toute la nature fait un effort, toute la nature s'épand, montre une extension dans un certain sens à un moment donné où le courant se dirige dans ce sens. Et c'est pourquoi il est très heureux aussi pour la poésie qu'il y ait beaucoup de poètes, qu'il y ait de nombreux poèmes, que chaque cœur s'accorde à la poésie, s'accorde aux belles choses; par-là, l'âme s'élève et par-là le cœur entre dans un domaine où, à moins d'avoir pris cette habitude, il n'entre pas tous les jours. Et s'il n'y entre pas tous les jours, il perd le chemin pour y entrer; et puis il trouve la porte fermée à moins qu'il ne sache l'ouvrir.

 

C'est une étude très intéressante que de garder constamment présents à sa mémoire les vers qui nous ont fait impression. Et non seulement leur sens profond se découvre peu à peu, mais ils entrent profondément dans l'esprit et ils y produisent un effet, une influence pareille à leur nature. Les âmes profondes ne sont pas toujours occupées à lire beaucoup, à rassembler beaucoup de connaissances. C'est très souvent un seul fait, un seul mot, une seule pensée qui est entrée profondément en elles, et qui y a produit une plante qui a porté des fleurs et des fruits, et qui a suffi à donner de la beauté à toute leur vie.

 

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Le mot, le langage et la poésie

  La pleine vision

 

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