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Murshida Sharifa Lucy Goodenough


L'action et le repos
L'expérience de la Sagesse
Murshida Sharifa Lucy Goodenough


 

Notre vie se passe entre ces deux états: l'activité et l'immobilité. De l'équilibre de ces deux états dépend la bonne conduite de notre vie, aussi bien que la réussite de tout ce que nous entreprenons.

 

Comme l'homme aime l'activité, de même il aime le repos; il l'aime même beaucoup plus que l'activité; mais s'il est conscient de son amour de l'action, il n'est que peu conscient de son amour de l'immobilité, du repos, du silence. Plus il s'adonne à l'activité, plus elle lui devient chère et indispensable, et le repos lui semble une sorte de trêve que la nature impose à son activité et à laquelle il se soumet à regret.

 

Notre activité et notre repos dépendent aussi de la phase d'évolution où nous nous trouvons. Plus un être évolue, plus il se rend compte de la grande importance du repos pour lui-même et pour les autres.

 

Le repos et l'activité: voilà également la raison d'une grande différence entre l'Orient et l'Occident dans leur façon de les envisager. En Occident, l'on estime surtout l'action et l'activité, qui semblent à la plupart des gens la raison d'être de l'existence, car si ce n'est pour être actif, à quoi bon vivre? En Orient au contraire, on accorde beaucoup de valeur à l'immobilité. Si un Occidental va en Orient, s'il lui arrive d'approcher des sages, des mystiques de l'Inde pour recueillir quelque chose de leur sagesse, on peut être sûr que dans la plupart des cas il voudra l'employer pour mieux conduire l'activité de sa vie. Il se dira, il dira aux autres: "Pourquoi la sagesse? Est-ce immobilité, indifférence? Tout ce que j'ai appris, je veux l'employer pour l'action, pour que nous puissions mieux agir". L'Oriental au contraire, quand il voit toute l'activité du monde, a tendance à dire: "Illusion, jeu d'enfants! Ce qui compte, c'est la vie elle-même, c'est la vie immobile, silencieuse".

 

L'immobilité, la tranquillité, de même que l'activité, existent aussi bien dans la vie de L'Orient que dans la vie de l'Occident. Il ne pourrait en être autrement; mais leur idéal diffère, leur appréciation de l'une ou l'autre de ces manières d'être et de vivre diffère. De là vient que l'Oriental a une grande vénération pour les êtres qui se sont élevés au-dessus de la vie quotidienne, de la vie du monde, alors que l'Occidental idéalise celui qui a beaucoup fait, qui a beaucoup agi. Il y a une histoire dans le journal de voyage de Hazrat Inayat dans laquelle il raconte que se trouvant à Londres il se promenait le long des quais du port. Il rencontra un Occidental étranger, qui, voyant cet homme d'une grande beauté et majesté d'allure, dit un seul mot: "Bouddha" et immédiatement, Hazrat Inayat s'inclina devant lui, disant: "Napoléon", ce qui exprimait bien ces deux idéals si différents entre les Orientaux et les Occidentaux.

 

Ces deux points de vue, le temps les a beaucoup accentués, ce qui a des conséquences en divers domaines dans une grande partie du monde. Ainsi la religion a idéalisé ces deux points de vue, et l'on en est venu à adorer Dieu sous l'une ou l'autre de ces deux formes: un Dieu manifesté, immanent, qui vit en tout: dans les arbres, les fleurs, les fruits, les animaux, les oiseaux et surtout dans l'homme, et un Dieu qui est à part de tout cela, que rien ne trouble. Il est certainement vrai que la vie divine se manifeste sous ces deux aspects et que l'on peut porter ses regards, orienter son coeur vers l'un ou l'autre de ces deux aspects. Mais je ne dirais pas qu'il s'en suit l'existence d'un conflit entre ces deux aspects. Le Soufi dit qu'il voit la variété dans l'unité et l'unité dans la variété. C'est aussi le point de vu des sages de l'Inde qui n'ont pas fait de discrimination entre les deux. C'est cette discrimination que l'on fait aujourd'hui dans la vie religieuse: l'un de ces idéals n'est rien et l'autre tout. Si l'on dit que l'idée d'un Dieu immanent en toutes choses représente l'ancienne conception aryenne, ce n'est pas vrai. Tous ceux qui ont compris la religion quelle qu'en soit la forme ont reconnu la variété dans l'unité et l'unité dans la variété. Le conflit entre ces deux idées est une notion superficielle qui ne pourra jamais guider les hommes dans le monde. Car si l'on va plus loin, l'on découvrira que ces deux aspects se rencontrent et que pour donner une vie parfaite l'un et l'autre sont nécessaires.

 

On comprend très bien pourquoi on aime l'activité: elle intéresse, on trouve une joie à agir et il nous est évident que c'est grâce à elle que nous acquérons quelque chose pour nous-mêmes ou que nous donnons quelque chose à autrui. Certainement cela est vrai. Mais il y a un autre aspect de l'activité et une autre raison qui fait que nous l'aimons. C'est que l'activité nous fait sentir que nous sommes vivants. Si nous restons tranquille dans une pièce, sans rien de spécial à faire, où rien ne se passe, il nous semble que nous sommes morts, que nous n'existons plus; et si nous voyons quelque chose se produire, il nous semble que nous retournions à la vie. On est même prêt à se frotter les mains pour se rendre compte que l'on vit.

 

Et pourtant la vie immobile est plus précieuse que l'activité, pourtant elle est plus puissante, plus attirante, plus grande que l'activité. C'est que dans la vie immobile on touche la vie même sans avoir besoin d'agir pour savoir que l'on vit. Car dans nos vies d'action quelque chose manque toujours: si nous marchons, nous ne pouvons pas rester assis; quand l'hiver est arrivé nous ne sommes pas au milieu de l'été, si nous parlons nous n'écoutons pas en même temps, si nous écoutons nous ne parlons pas en même temps. Chaque activité est incomplète. Mais dans l'immobilité, dans le silence, nous commençons à sentir la vie.

 

Y a-t-il quelque chose de plus précieux que la vie? Ce qui attire dans toute activité c'est surtout la vie qui se manifeste par elle. Mais nous ne faisons que commencer, pour ainsi dire, à sentir cette vie. Quelquefois, si nous sommes dans une forêt, si nous sommes assis pendant quelques heures sous un arbre, si pendant quelques heures nous n'avons pas parlé, nous n'avons pas remué, nous sentons en cet arbre une vie, il a une vie en lui, et notre vie se mêle à la sienne. Dans le silence de la montagne, là où il n'y a plus d'arbres, que des rochers, on peut sentir la vie aussi, et plus les divers aspects d'activité sont absents, plus l'on peut sentir une vie immanente, une vie complète qui ne se dissipe ni ne se brise en cent morceaux pour s'exprimer à l'extérieur, mais qui existe tout entière comme une sphère silencieuse.

 

Les sages et les adeptes recherchent cette vie par le silence. Même aujourd'hui, en Occident, l'on commence à s'intéresser au silence dans certains traitements où l'on prescrit aux malades deux ou trois heures de silence. Dans les écoles Montessori, les enfants font quelques minutes de silence par jour. Tout cela est très bienfaisant. De même dans les lieux de prière il y a des moments de recueillement où une multitude pourra se tenir silencieuse. Seulement on ne fait d'habitude pas de distinction suffisante entre le simple fait de ne pas parler et le vrai silence.

 

Un vrai silence n'est pas seulement une abstention de parole ou de mouvement, un vrai silence est tout autre chose. Un vrai silence se produit lorsqu'il n'y a aucune activité de l'esprit, aucune activité du sentiment. Et dans ce silence la vie se refait; c'est cela que nous connaissons dans un profond sommeil et quand nous nous réveillons nous avons conscience d'avoir obtenu quelque chose de très précieux. Mais combien plus précieux ce serait si nous n'étions pas endormis à ce moment-là! Peut-on connaître un profond sommeil sans dormir? Oui, on le peut. Au moment où nous parlons, où nous agissons, où nous nous mouvons, nous dormons à cet aspect de la vie qui est l'immobilité. Nous sommes endormis, un sommeil profond enveloppe notre âme, le plus souvent. Ceux qui ont atteint le pouvoir de réfréner toute activité de l'esprit et du cœur dorment en ce qui concerne ces activités, mais une autre partie de leur être veille et c'est alors que l'âme devient consciente d'elle-même; et cette expérience est au-dessus de toutes les choses intéressantes de la vie. C'est une vie de plénitude, de perfection, c'est la paix que rien d'autre ne peut remplacer.

 

Souvent on appelle silence ce qu'un adepte appellerait concentration. C'est-à-dire que l'on appelle silence ne pas penser à ceci ou à cela pour porter toute son attention à une idée, à une image. C'est sûrement un exercice très nécessaire pour l'esprit, mais si nous voulons vivre pleinement il est aussi nécessaire de connaître le vrai silence. Pourtant une bonne concentration est indispensable pour bien régler toutes les activités de notre vie, pour les conduire et ne pas être conduits par elles, ce qui arrive presque toujours. Le premier pas pour conduire cette activité est donc la concentration.

 

Aujourd'hui, on emploie beaucoup le mot "mystique" et dans un sens qui est très loin de celui dans lequel l'emploient justement les mystiques. On dit: "mystique de ceci, mystique de cela", comme si la mystique devait être attachée à quelque chose d'autre pour exister. Quand il semble qu'une personne ou une multitude soit très attachée à une opinion quelconque, surtout quand elle dit: "Je ne sais pas ce que c'est, mais d'autres savent et y attachent de l'importance", on appelle cela mystique. Et l'on emploie encore le mot mystique pour parler de l'état de passivité où un être n'a aucun contrôle de lui-même. Les mystiques n'ont jamais employé ce mot dans ce sens qu'on lui donne maintenant: quelque chose de très peu précis, car faute d'avoir fait l'expérience qu'il exprime, on en sait pas ce qu'il veut dire.

 

Mystique est un mot qui vient du grec et qui signifie devenir silencieux. Les Grecs avaient une tradition mystique développée; presque toute leur vie avait un sens mystique. Quand Hazrat Inayat vit les représentations de l'art grec cela l'intéressa beaucoup car dans chaque objet, dans chaque forme il aperçut les vérités cachées qu'on y avait représentées. Toute la philosophie des Grecs se compare à celle des grands mystiques. Le mot mystique signifie donc devenir silencieux, comme cela est représenté dans le conte oriental du mur qui, une fois franchi, rendait les gens muets. Ce mur, c'est ce qui nous sépare de ce que nous ne connaissons pas du tout. Ceux qui ont regardé au-delà ne reviennent plus dans cette sphère. Si on les obligeait à en dire quelque chose, ils resteraient silencieux, car cela ne peut pas se dire. Quant à ceux qui n'en ont pas fait l'expérience ils utilisent le terme à faux, d'une façon qui n'a pas de sens ou qui est trop vague pour en avoir un. Certainement les mystiques ont essayé de parler de ce qu'ils ont connu, mais ils n'en ont pu dire que très peu, parce qu'il n'y a pas de mots pour se faire comprendre.

 

Maintenant il ne faut pas supposer que ceux qui connaissent la vie immobile et silencieuse ne désirent que cela. Mais il y a eu beaucoup de mystiques, surtout parmi les Hindous, qui ont préféré cet aspect de la vie et s'y sont maintenus. Là-bas on les appelle "Mouni", ceux qui ne parlent pas. Quand des philosophes Grecs accompagnèrent Alexandre de Macédoine, ils virent de Yogis et ils se connurent. Ceux-ci s'étonnèrent, disant: "Oui, ils possèdent la vérité, mais pourquoi tout cet intérêt aux choses de ce monde? Cela nous étonne beaucoup de les voir s'engager dans les choses terrestres". Cette différence a toujours existé. Mais quelle est l'opinion des Soufis à ce sujet? Un Soufi tient le milieu entre ces deux points de vue. Il n'abandonne pas la vie du monde pour vivre une vie supraterrestre; il veut que sa vie soit complète, ne néglige aucun aspect de cette vie. Mais il a grand soin de contrôler ce qu'il fait par sa concentration, la maîtrise de son souffle, le pouvoir caché derrière toutes ses actions et par le contrôle du rythme de sa vie, qui est un très grand secret de la vie. Si les choses vont bien dans notre vie c'est que notre rythme est bon; si elles vont mal, le rythme est mauvais. Connaître son rythme est donc très important, le contrôler plus important encore.

 

Il y a trois rythmes distincts, qui correspondent à trois genres d'activité, quelle qu'en soit la nature: un rythme lent, régulier qui convient lorsqu'il s'agit de commencer, de construire; un rythme plus rapide, mobile, mais toujours régulier qui convient pour garder les choses en mouvement et les faire progresser; et un rythme chaotique qui tend à devenir irrégulier et qui est cause de toute destruction.

 

Il est naturel que le rythme tende à s'accélérer continuellement. Vous verrez que ceux qui parlent beaucoup parlent très vite. Si l'on marche, on a tendance à marcher plus vite, et si l'on ne met pas un frein à cette activité, l'accélération du rythme amènera une chute. Si l'on poursuit une entreprise en allant de plus en plus vite, elle finira par se détruire. Cela est vrai pour les actions physiques, c'est vrai aussi pour les actions de l'esprit. Aujourd'hui notre amour de l'activité nous a mené très loin et nous souhaiterions parfois aller plus doucement, trouver un temps de repos; et presque personne ne peut le trouver car si l'un ralentissait son pas, les autres le forceraient à avancer plus vite. Et il y a l'action de la concurrence: dans bien des cas, on ne peut laisser les autres toucher le but à sa place. Parfois c'est spontanément que nous nous livrons à cette activité continuelle, parfois nous y sommes forcés. A un autre moment ce sont les choses qui nous débordent, nous entraînent et nous souhaiterions trouver du repos; mais comment le trouver quand tout nous force à nous presser, à faire plus que nous ne pouvons faire, et même à ne pas nous reposer alors que c'est l'heure du repos?

 

Il faut une grande force de volonté pour se demander: "Est-ce nécessaire de faire toutes ces choses? N'y en a-t-il pas certaines qui sont inutiles? N'aurais-je pas un plus grande bénéfice à en faire moins, à les faire mieux, à rentrer en moi-même, à me recueillir de temps à autre?" Il est bon de prendre dans les vingt-quatre heures une heure de silence, même si ce n'est pas un silence complet. Pour cela il faut s'entraîner à ne pas parler pendant une heure. Et notre force de volonté est encore nécessaire pour veiller sur le rythme de notre vie, pour contrôler l'activité et pour ne pas la laisser aller trop vite, ni trop lentement: il ne faut pas non plus nous laissez aller à la léthargie. Il faut pouvoir maintenir notre activité telle que nous voulons la développer grâce au contrôle de notre rythme.

 

Quant au pouvoir de concentration il demande certainement de l'effort et de la persévérance, et cependant pas tant que nous n'en mettons pour accomplir ce que nous trouvons nécessaire dans la vie pour nous qualifier dans une profession ou pour l'emploi de nos journées: l'effort n'est pas aussi grand, la persévérance pas aussi grande et le gain plus précieux. Nous avons tous perdu plus ou moins notre pouvoir de concentration. Si nous observons un petit enfant, il a plus de concentration que nous; il le prouve par ses traits, par la fermeté de son regard. Mettez un objet devant ses yeux: il le regardera fixement sans remuer les yeux. Les grandes personnes disent autour de lui: "Voyez comme il regarde!", et elles sourient, mais une grande personne ferait difficilement la même chose. Il s'agit de regagner ce pouvoir pour nous-mêmes, ce qui demande un entraînement constant.

 

Dans cet entraînement, la régularité et l'adaptation du souffle est un sujet auquel les Soufis, comme les mystiques Hindous aussi, ont donné une grande importance. Hazrat Inayat dit que le souffle est un ascenseur qui mène de cette sphère terrestre aux sphères les plus élevées. Les Hindous le représentent comme l'oiseau Garouda sur lequel un homme montait et volait avec lui. Ce qui signifie que la conscience de l'homme, purifiée par le souffle, vole avec le souffle. Le souffle est purifié par les pensées bonnes et élevées, et surtout par la pensée de Dieu, et le souffle purifié purifie à son tour la conscience, il la fortifie et la clarifie.

 

Si notre conscience n'a pas toutes les possibilités, cela signifie que notre souffle n'est pas très bon. Il ne faut pas croire en effet que chacun a le même degré ni la même étendue de souffle. Les différences sont infiniment plus grandes que ne le sont les tailles des différentes personnes ou la portée de la voix de différents êtres. Le souffle, ce n'est pas seulement l'air qui passe dans les poumons, c'est une vibration dans tout l'être, une vibration qui fait marcher cette machine qu'est le corps humain et qui régit le corps humain comme il régit l'esprit en toutes choses. C'est pourquoi le développement du souffle est une tâche à laquelle le mystique s'emploie. Son contrôle est ce qu'il vise et la maîtrise du souffle lui donne la maîtrise de lui-même. Quand il possède la maîtrise de lui-même, il possède la maîtrise de tous les aspects de la vie.

 

Cette pratique du souffle a été entièrement perdue en Occident. Il est certain qu'elle a existé, nous n'en pouvons douter. Il est dit dans l'Evangile , au commencement de l'Evangile de St. Jean: "L'esprit du Seigneur, le souffle" et le Christ dit: "L'Esprit souffle où il veut", ce qui pourrait être traduit par: "Le souffle passe où il veut". Mais dans les temps modernes, et même déjà avant le Moyen-âge, cela fut perdu. C'est une perte immense, car le souffle dirige la vie, car le souffle est la vie elle-même. En Orient l'on possède cette science; c'est par elle qu'ils produisent dans l'être humain des choses merveilleuses. Mais ils ont surtout en vue d'élargir leur propre conscience. D'abord ils désirent entrer dans les profondeurs de la vie, ce qui est symbolisé par la ligne verticale de la croix, puis ils étendent ce souffle: c'est cela qui donne une conscience très vaste, symbolisée par la ligne horizontale de la croix.

 

Ce plein développement de l'activité du monde sur tous les plans de l'existence aussi bien que l'absorption pendant un temps dans la vie immobile et silencieuse, ce repos silencieux qui est la vie même sont nécessaires pour que notre vie soit complète et bien équilibrée.

 

 

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Le repos

 

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