La pensée et le sentiment Murshida Sharifa Lucy Goodenough |
L’on sépare souvent le sentiment de la pensée et l’on a même tendance aujourd’hui dans les sphères intellectuelles à donner la plus grande importance à la pensée et à considérer le sentiment comme secondaire. Mais la pensée et le sentiment ne sont pas deux facultés séparées l’une de l’autre et n’ayant pas de communication entre elles. Bien au contraire, elles sont intimement liées l’une à l’autre. L’une représente la surface, l’autre le fond d’une même substance: le sentiment est le fond, la pensée est la surface; le sentiment produit des pensées, et les pensées, lorsqu’elles sont développées, deviennent des sentiments.
De la pensée ou du sentiment, lequel est le plus puissant? C’est sans nul doute le sentiment. Un sentiment de joie peut redonner la vie à un être mourant; et un sentiment de terreur devient souvent la cause de la mort. Mais la pensée ne donne la vie que par le sentiment qu’elle peut éveiller; la pensée ne déprime que par le sentiment qu’elle cause.
Nous nous occupons généralement beaucoup de nos pensées; toute notre éducation, une grande part de notre culture porte sur la pensée: connaître des pensées diverses, créer notre propre pensée, assimiler les pensées. Nous nous occupons fort peu de nos sentiments qui, cependant, sont beaucoup plus importants pour nous-mêmes. Il y a beaucoup d’êtres intelligents qui ont une certaine mésestime pour le sentiment en général parce qu’ils sont enclins à croire que la pensée représente l’intelligence et que seule elle est digne de l’homme, tandis que le sentiment est quelque chose vers quoi il est attiré malgré lui, et qui, au lieu de l’élever, l’entraîne vers une sphère inférieure de sa conscience. Mais c’est faute de reconnaître que le sentiment et la pensée sont l’un et l’autre des manifestations de l’intelligence: la manifestation première de l’intelligence est le sentiment, ensuite vient la pensée.
Pour qu’un être soit bien équilibré, il faut certainement l’équilibre du sentiment et de la pensée. Le sentiment seul manque de clarté, le sentiment, s’il prédomine trop, peut troubler. Par exemple, sous l’impression d’une extrême terreur, un individu est hébété, il ne sait plus comment éviter le danger imminent qu’il aperçoit devant lui; sous l’influence d’un profond étonnement, l’esprit est momentanément paralysé, il ne songe même pas à se demander la raison de la chose qui l’a étonné, pourquoi elle est ainsi. Celui qui est régi surtout par ses sentiments, et ne pense que très peu, sera aussi exposé à beaucoup d’erreurs: il ne pourra pas peser les choses, il n’aura pas un jugement juste et clair. Mais si, à l’inverse, la pensée est développée et le sentiment atrophié, l’esprit sera d’une grande pauvreté; il n’y aura là qu’une activité très superficielle et qui ne possédera pas beaucoup de vie.
L’équilibre entre la pensée et le sentiment est un art. Bien souvent c’est faute de connaître ses propres sentiments et parce que l’on ne les surveille pas, parce que l’on ne les contrôle pas, que les sentiments aveuglent. Par exemple, il y a souvent deux sentiments en jeu à la fois dans une même circonstance; ainsi l’on éprouvera un sentiment de sympathie envers une personne et en même temps un sentiment de désir personnel; si celui-ci prédomine, on empiétera sur le droit de cette personne, on sera injuste envers elle. Dans ce cas, ce n’est pas l’excès d’un sentiment qui est en cause, c’est que l’on se laisse emporter par un sentiment que l’on a mal reconnu soi-même et que l’on n’a pas su retenir. Il est facile d’observer la façon dont les sentiments donnent naissance aux pensées et même entraînent les pensées à leur suite. Quelqu’un a peur, peut-être pour une raison physique: il commence à voir partout des raisons de craindre et son esprit lui fournit toutes sortes d’arguments en ce sens; ainsi cette impression de peur devient-elle cause de pensées nombreuses. Ou quelqu’un de joyeux regarde le soleil qui brille et des pensées heureuses naissent dans son esprit. Un être est déprimé après avoir subi un échec ou par suite d’une tristesse survenue dans sa vie. Cela l’entraîne à penser à toutes sortes de choses tristes, à toutes les ombres de la vie. Il ne peut penser longtemps sans se laisser aller à toutes les raisons de s’affliger que sa tristesse lui suggère.
Mais ceux qui pensent plus juste et plus loin constateront qu’une pensée, lorsqu’elle est très développée, devient un sentiment. Ce n’était d’abord peut-être qu’une pensée fugitive qui passait, venant d’une chose de la vie, mais si elle plaît au cœur et si on la retient, si on la grave dans son esprit, elle pénétrera ce coeur. A ce moment, elle commencera à devenir un sentiment. Cette pensée alors aura une vie profonde, une vie créatrice.
Un Soufi ne cherche pas seulement à développer ses pensées. Il estime que sa véritable éducation consiste non seulement à devenir logique, à savoir observer et analyser, mais, comme le développement du coeur est plus important, il cherche aussi à connaître le coeur, à contrôler ses sentiments; et surtout il cherche à les laisser vivre et s’épanouir. C’est ainsi qu’il parvient à cet art de l’équilibre entre la pensée et le sentiment.
L’un des élèves de Hazrat Inayat Khan demandait comment faire pour développer l’amour en soi. Il répondit qu’il n’y a pas à le développer, il suffit de ne pas arrêter son développement. Cœur et amour sont une seule et même chose. Mais si l’on éteint en soi l’étincelle d’amour qui existe dans le coeur, elle ne pourra devenir une braise qui réchauffera notre vie. Et la vie nous met depuis nos jeunes années dans des conditions où nous laissons refroidir notre coeur, où nous le laissons s’endurcir. Car nous nous trouvons dans l’alternative ou bien de souffrir ou bien de devenir plus froid, plus dur. Chacun se protège à sa façon contre la souffrance que la vie comporte toujours, et l’une des formes de cette protection est de former une dure carapace autour du coeur, un bouclier qui l’isolera; et l’autre manière est de devenir froid, indifférent. Mais, par là, l’on se prive de sa vie, de sa joie intérieure et l’on se prive encore de toute possibilité d’inspiration.
Les grands êtres dont le coeur est resté vivant ont souffert plus que les autres, mais ils eurent une vie plus riche, plus profonde, qui, au milieu de toutes leurs souffrances, leur donnait un bonheur plus intense, un bonheur qui se transmettait aussi à ceux qui les approchaient. Et non seulement à ceux-ci, mais aussi aux êtres qui après des milliers d’années les ont suivis. Combien d’êtres sont, encore aujourd’hui, heureux par le Christ, combien le sont par le Bouddha, combien d’êtres connaissent la vie du coeur par Mohammed! C’est parce que ces Pères vivants qui ont existé dans le passé ont eu une vie et une chaleur telles, que leur rayonnement a allumé et allume toujours le feu dans les cœurs tournés vers eux.
Les Soufis appellent ceux qui sont arrivés à contrôler leur coeur et leur esprit, c’est-à-dire leurs sentiments et leurs pensées, Sahib-e-dil, ce qui veut dire maître du coeur, maître des sentiments. Ceux-là ne sont pas comme l’homme moyen emporté par chaque émotion, à la merci de ses propres vagues émotives, mais ils les régissent. Ce qui ne veut pas dire qu’ils enlèvent de leur nature la spontanéité. Non pas. Car là où l’être ordinaire se laisse emporter par n’importe quel sentiment, eux choisissent parmi les sentiments qui s’élèvent de leur coeur. Il en est d’eux comme il en est d’un grand artiste, maître de son art. Il ne devient pas une machine. Il a davantage le pouvoir de donner libre cours aux impulsions de son génie que celui qui n’a qu’une connaissance élémentaire de l’art qu’il pratique. Ainsi, pour ce qui est de l’art du coeur, le purifier, le développer, le rendre plus vivant est l’occupation de la vie des Soufis.
S’il est déjà difficile de contrôler la pensée, n’est-il pas encore plus difficile de contrôler le coeur? Et bien peu de personnes sont capables de contrôler l’esprit, les pensées. C’est à peine si l’on peut arrêter leur cours quand elles ont couru longtemps, à peine si l’on peut les diriger. Cela demande un entraînement de la concentration. Mais cet entraînement ne doit pas seulement agir sur la surface, sur la pensée, il doit agir sur le coeur. C’est ainsi que l’on pourra agir sur les sentiments. Le Soufi ne se dit pas, en effet, qu’il prendra n’importe quoi comme objet de concentration: une chaise, un caillou, une table, mais il choisit un objet qui doit éveiller en lui quelque chose, qui doit faire vivre son coeur. Il agit par le sentiment sur la pensée et par la pensée sur le sentiment.
C’est quand un Soufi est ainsi arrivé au plein développement et au contrôle de ses facultés de penser et de ressentir, qu’il est devenu Sahib-e-dil, qu’il est parvenu au contrôle de son propre coeur. Et ce contrôle lui apportera une maîtrise appelée à se développer dans sa vie et dans tous les autres aspects de sa vie.
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