LE PLUS GRAND DON Murshida Sharifa Lucy Goodenough |
Si l’on demande à plusieurs personnes quel est le plus grand don qu’elles pourraient avoir, l’une dira par exemple: "Moi, ce que je désire, c’est le bonheur", une autre dira: "Je sais ce à quoi l’on doit aspirer: c’est à la paix, au calme; c’est sans doute le plus grand don", et une troisième: "Je voudrais vivre ma vie, c’est là tout ce que je désire: vivre pleinement ma vie". Ce ne sont que des exemples, car l’on peut accorder la plus grande valeur à bien des choses différentes en ce monde. Mais si l’on regarde la vie en face, l’on verra que le plus grand don qu’un être puisse posséder, c’est le don de l’amour. S’il a tous les autres dons et non pas celui-là, il est très pauvre. Et s’il a perdu tous les biens de cette terre, s’il a perdu sa position dans la société et même l’appréciation de ses semblables, mais s’il garde dans son cœur l’amour, il possède ce qui peut remplacer tous les autres biens.
L’on pourrait objecter que si l’amour est un si grand don, pourquoi les mystiques et les philosophes ont-ils donné tant de valeur à l’indifférence, pourquoi l’ont-ils placée si haut? Je dirai que l’indifférence n’est pas un don, je dirai que c’est un état. On la place très haut parce qu’en fait c’est l’état le plus élevé. Mais si l’indifférence était pour l’homme le don le plus précieux, son âme n’aurait jamais quitté l’indifférence pour les intérêts de la terre. Et si la paix était le don le plus souhaitable, pourquoi son âme aurait-elle quitté cet état paisible qui est sa nature originelle, qui est son état propre?
Le don qui accompagne une âme pendant toute sa vie est le don de l’amour. Il n’y a pas un seul être qui en soit privé, mais la flamme de cet amour ne brûle pas de la même façon dans le cœur de chacun. Parfois elle brûle en consumant bien des choses dans le cœur de l’un, parfois dans le cœur d’un autre elle brûle mais sa flamme est rendue opaque et dense par toutes les impuretés qui brûlent en même temps, impuretés de l’égoïsme sous ses aspects différents, de l’égoïsme qui peut pénétrer toute la vie du cœur, de l’égoïsme qui veut être tout et apparaît au dehors sous forme d’orgueil. Oui certes dans un cœur orgueilleux et égoïste l’amour peut exister, mais sa flamme n’est pas pure. Pourtant si cette flamme brûle avec persistance, elle pourra finir par consumer tout ce qui ne lui appartient pas. Là où elle a perduré, elle rend le cœur pur. Mais chez les êtres dans lesquels cette flamme brûle avec puissance, elle éclaire leur cœur et leur esprit de sa lumière, elle réchauffe leur cœur et son influence, et sa chaleur se répandent et réchauffent et éclairent aussi tous les êtres qui viennent dans son rayonnement.
L’on pourra encore demander: "Si l’amour est le plus grand don, pourquoi accorde-t-on tant de valeur à la sagesse?" L’amour possède la sagesse et la sagesse ne peut guère exister sans amour; et s’il y a une intelligence éclairée sans amour, elle est comme une lumière froide qui éclaire mais ne réchauffe pas; elle est claire, brillante, mais n’a pas autant de beauté, de vie que par exemple la flamme d’un foyer qui réchauffe et éclaire une pièce. Ainsi est la flamme de l’amour par rapport à la seule sagesse. Pascal a fait remarquer que la vérité se trouvait chez les philosophes grecs aussi bien que chez les Prophètes d’Israël et de Dieu. Mais quelle est la différence entre ces philosophes et Jésus-Christ? Chez les uns l’amour n’était pas à son plein développement, c’est pourquoi ils en ont appelé à quelques âmes, mais les autres ont appelé à eux l’humanité entière; les uns ont eu une grande influence sur la pensée de leur époque et sur la vie intellectuelle de nombreuses générations, les autres ont attiré et attirent encore les âmes comme un aimant depuis des milliers d’années.
Et l’on pourra encore dire: "Il y a des êtres qui sont très aimants, très affectueux et qui sont pourtant très égoïstes dans leur amour, et il y en a aussi qui semblent si peu égoïstes, qui paraissent ne pas avoir de grands défauts, et pourtant chez lesquels on ne découvre pas grand amour". C’est vrai, il peut en être ainsi parce qu’il s’agit d’un amour à son début, d’un amour peu développé.
Et puis il y a une nature qui est continuellement bouleversée: à un moment elle aimera telle personne et elle en détestera telle autre, elle aimera une chose, elle en repoussera une autre, elle sera très portée vers tel individu et pour l’élever, elle voudra abaisser tel autre. Cette nature est encore dans les ténèbres; elle ressent la chaleur de l’amour, mais elle ressent aussi le contraire: la haine est éveillée en elle; les préjugés, l’antipathie, l’injustice en sont les suites naturelles. Et puis il y a l’être qui aime mais qui désire que celui qu’il aime lui donne tout; cet amour est rempli d’égoïsme.
Et puis il y a ceux qui commencent vraiment à aimer, qui oublient leur propre personne: c’est le commencement de l’amour et c’est aussi le commencement d’une vie de sacrifice. Car tant qu’un être aime et pense que l’amour doit être un gain pour lui, il est égoïste. Mais quand il commence à déverser son amour sur un autre, alors il donne; c’est un effacement, l’égo s’efface de son cœur, il ne ressent pas le sacrifice. Si on lui demandait: "Ne faites-vous pas un sacrifice?", il répondrait: "Je n’en fais aucun; je voudrais faire plus". C’est celui-là qui aime véritablement.
Les Soufis disent que la Création entière est la manifestation de l’amour, et nous lisons dans le Gayan: "Avant que ne fût l’Amant, le Bien-Aimé existait et avant Lui, l’Amour", ce qui est toute la philosophie de la manifestation sous ses trois aspects. Dans cette même idée, les Grecs disaient qu’Aphrodite (ou Vénus) s’est élevée de l’Océan et qu’Éros (ou Cupidon) est son fils. L’Océan, c’est l’Amour, Vénus ou Aphrodite, la Bien-Aimée, et son fils l’Amant. Platon a écrit que la Bien-Aimée existait avant l’Amant. L’on pense souvent le contraire; l’on pense que celui qui aime a dû exister d’abord. En réalité, si l’on observe plus exactement encore, ce qui exista d’abord fut l’Amour sans objet, sans action, et ensuite de cet Amour quelque chose fut créé, et en troisième lieu la faculté d’aimer. Les Soufis ont appelé ces trois aspects: l’Océan d’existence, le Printemps, le Rossignol, Boulboul, qui aime ce printemps et qui chante son amour. Dans la terminologie chrétienne l’on appelle ces trois aspects le Père, le Fils et le Saint-Esprit.
Les Soufis enseignent que l’amour produit toutes les vertus, ce qui est vrai de plusieurs façons. Par exemple nous pouvons facilement nous rendre compte que lorsque nous aimons un objet, une personne ou une condition, tout dans cet objet, cette personne ou cette condition nous semble être bien. Si l’on nous dit: "Cette personne a des défauts", l’on répondra: "Mais je l’aime"; -"Cet objet n’est pas joli", -"Mais il me plaît", et cela est sans réplique. Les conditions peuvent ne pas sembler désirables aux yeux des autres, mais elles conviennent. Tout est embelli par l’amour qui trouve des vertus à ce qu’il aime, et la plus belle chose du monde qu’un être n’aimerait pas ne lui semblerait pas belle ou n’aurait de sa part qu’un succès d’estime. C’est l’amour qui lui fera dire de ce qu’il n’aime pas: "Cette prière, cette oeuvre d’art? Oui cela est estimable, mais quant à moi, je n’y vois pas grand chose". Un objet que nous aimerons bien possédera plus de mérite, même s’il n’est généralement pas prisé.
Si l’amour confère des mérites à son objet, il crée aussi mérites et vertus chez celui qui le ressent. Nous pouvons, ici encore, nous en rendre compte en constatant que le premier effet de l’amour c’est la tolérance. Si nous aimons un être humain, nous tolérons les défauts que nous avons remarqués en lui. Le même défaut chez quelqu’un que nous n’aimons pas nous offusquerait beaucoup. La tolérance est une vertu que ceux dont le cœur ne connaît que l’aspect possessif de l’amour négligent. Beaucoup de gens prennent un certain trouble de l’émotion en eux pour de l’amour, mais l’amour pur, l’amour vrai rend indulgent, rend tolérant; il amène avec lui le dévouement, puis se développent le pardon, la patience, le courage, le sacrifice de soi. Et ce sont encore les effets de l’amour qui amènent l’illumination du cœur, l’affermissement de la volonté et l’espérance, et l’ardeur, et l’aspiration.
La légende de la mythologie grecque raconte que Pandore, qui possédait tous les dons dans une cassette merveilleuse, l’ouvrit, et que tous les dons s’envolèrent. Il en resta un seul: l’espérance, mais si au-dessous de l’espérance il n’y avait pas eu l’amour, l’espérance n’aurait pu exister.
La confiance aussi vient de l’amour qui seul aide à accomplir quelque chose dans la vie, à faire un chemin dans la vie, à se maintenir contre toutes les influences troublantes venant de nous-mêmes et de ce qui nous entoure. On peut voir tout en ruine autour de soi, si l’amour est vivant dans le cœur, rien n’est perdu; l’amour pourra refaire toutes ces choses. Et si l’on a tout au monde, si l’on a l’estime des autres, si l’on a acquis la gloire, la renommée, la situation et que le cœur soit vide d’amour, tous ces avantages ne signifieront rien.
La joie de la vie ne vient que de l’amour. La vie du cœur, la vie de l’Esprit sont amour et pas autre chose et dans les moments où l’amour est absent, la vie semble terne. L’intérêt que l’on prend à la vie et à ses manifestations n’est qu’un aspect de l’amour. C’est cela qui nous fait dire à l’inverse quand quelque chose ne nous intéresse pas: "Cette chose m’indiffère, me laisse froid". Nous ne pourrions pas rester dans le monde si l’amour ne nous soutenait pas. Partout est l’amour.
Parfois l’amour égare, parfois l’amour aveugle, c’est vrai, mais pourvu que l’amour brûle avec persistance, qu’il brille, que sa chaleur habite le cœur, ce cœur s’éclairera et l’âme finira par briller; toutes les imperfections de l’homme se dissoudront sous l’influence de cette chaleur bienfaisante et la flamme qui en jaillira éclairera sa vie et transformera tout son être, le rendant comme une lumière et une chaleur bénéfiques.
Non seulement la source de tout ce qui existe est l’amour, mais toutes choses sont amour. Tous les désirs de l’être sont amour, tout ce à quoi il aspire et qu’il voudrait atteindre sont un effet de son amour. Mais que faut-il à cet amour? Il faut qu’il se purifie en s’élargissant. C'est pourquoi dans les beaux vers de son Masnavi, Djalal-ud-Din-Roumi* nous avertit: "Quel que soit celui que tu aies aimé dans le monde, à la fin tu seras amené devant le Roi de l’Amour. Le Bien- Aimé est tout ce qui vit, l’amant est une chose morte". C’est cette mort de l’être aimant qui paraît difficile. C’est pourtant le sacrifice que l’amour demande. Mais il devient une joie pour celui qui aime véritablement. Comme Sa’di l’a écrit dans son poème: "Le papillon de nuit brûle dans la flamme et toute sa joie consiste à brûler", et c’est en cela que s’accomplit le but de la vie.
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