soufi-inayat-khan.org

Murshida Sharifa Lucy Goodenough


L'ESPRIT ET LA MATIÈRE

Murshida Sharifa Lucy Goodenough


 

Si l’on considère l’esprit et la matière du point de vue de la vérité, il n’y a que l’esprit, et la matière aussi est esprit. Du point de vue de notre vie, de cette vie à laquelle nous sommes accoutumés, nous voyons l’esprit et la matière comme deux choses certainement très différentes l’une de l’autre. Pourtant la matière vient de l’esprit, la matière est esprit solidifié, esprit plus concret, tout comme la glace est de l’eau solidifiée. La glace et l’eau sont une même substance, et ainsi que l’eau transformée en glace redevient eau de nouveau, ainsi la matière redevient esprit.

 

La matière et l’esprit se complètent: esprit et matière représentent la vie complète, et ainsi existent-ils l’un avec l’autre, et en harmonie l’un avec l’autre. Cependant l’on parle toujours de conflit entre l’esprit et la matière, et on les représente comme étant hostiles l’un envers l’autre. Et l’on considère surtout la matière comme étant hostile à l’esprit. Il est tout à fait vrai de dire qu’ils existent en harmonie l’un avec l’autre, mais il est vrai aussi que tant que la matière existe, l’esprit est privé d’une partie de sa vie, et que d’un autre côté l’esprit prend constamment, absorbe constamment la matière, de sorte qu’il y a réellement conflit entre l’un et l’autre.

 

Ainsi l’esprit devenant plus dense a formé ce que nous appelons matière, c’est-à-dire qu’une partie de l’esprit se transforme en matière, que la matière dans sa nature n’est pas différente de l’esprit, que l’esprit est caché sous la matière, qu’il existe en elle, et que la matière quand elle se transforme redevient esprit.

 

Cependant quoique l’esprit et la matière forment un ensemble complet et un cycle harmonieux, tout le monde ne peut en avoir la même conscience. Celui qui aime la matière, celui pour qui la matière a une grande importance, ne voit qu’elle, et l’esprit est pour lui quelque chose d’inconnu. Ce ne sont pas seulement les êtres dont l’intelligence est fruste qui sentent ainsi. Même une personne très intellectuelle peut avoir ce point de vue, et il est partagé par tous ceux qui estiment que l’esprit est quelque chose qui se dégage de la matière, qui est produit par elle, que c’est seulement de la matière plus subtile, une sorte d’émanation qui vient d’elle. Ceux-là donnent aussi toute l’importance à la matière; et bien que pour eux l’esprit ait une réalité, bien que pour eux il existe, c’est une substance qui dérive de la matière, et celle-ci a existé en premier.

 

Et puis il y a ceux qui regardent l’esprit comme ayant le même genre d’importance que la vapeur dans la machine à vapeur ou l’électricité qui fait fonctionner un moteur; c’est pour eux une énergie qui fait fonctionner toute la vie matérielle; et c’est cette seule vie matérielle qui les intéresse vraiment; ils sont d’accord pour penser que l’esprit est la vie dans tout ce qui est vivant, mais où est l’intérêt de l’esprit pour eux? Quel profit en tirent-ils? Leur intérêt les porte seulement vers la matière.

 

Et puis, quelquefois, il y a des êtres pour qui l’intérêt qu’ils prennent dans l’esprit prime tout. Lorsqu’un être humain commence en effet à percevoir la vie de l’esprit en lui, lorsqu’il commence à sentir l’esprit dans l’espace, c’est une telle exultation pour lui, c’est une extase si grande, c’est une vie si puissante, qu’il oublie tout le reste. C’est comme quelqu’un qui regarderait la lumière du soleil et qui en serait ébloui, enivré, à tel point qu’il en oublierait les couleurs, les objets, qu’il en oublierait de regarder la vie au-dehors. La lumière seule lui suffirait. Il n’y a rien de plus beau, il n’y a rien qui donne une telle exaltation que la lumière. Il en est de même pour l’esprit. Il y a tant de belles choses dans le monde matériel, il y a tant de choses auxquelles on peut s’intéresser et qui apportent de la joie; pourtant l’esprit, qui est sans beauté visible et qui ne donne pas de joie par une stimulation extérieure, donne une exaltation qui dépasse tout ce que l’on obtient des choses matérielles. De sorte que ceux qui, à toutes les époques du monde, se sont absorbés dans la vie de l’esprit ont parfois oublié presque entièrement la vie extérieure. Tels les yogis qui ne se soucient d’aucune chose matérielle: ils ne se soucient ni d’une demeure, ni de la nourriture, ni des vêtements, ni de s’asseoir avec d’autres êtres humains. Ils sont indifférents à tout cela, ils sont uniquement absorbés dans la vie de l’esprit. Ils n’aiment pas la beauté; ils ne se soucient pas de développer des qualités humaines. Tout cela à leurs yeux ne mérite pas attention. Ils sont absorbés par leurs efforts pour s’élever progressivement vers l’esprit; et en effet, en s’élevant, ils sont absorbés dans l’esprit.

 

La vie équilibrée, pourtant, pour un être humain est la vie qui donne sa part à l’esprit et sa part à la matière. Vivre uniquement dans l’esprit n’est pas une vie humaine, c’est la vie d’un être des sphères supérieures, la vie d’un être qui n’aurait pas eu besoin ni éprouvé le désir de venir sur cette terre; et un être qui recherche uniquement la vie de l’esprit est forcément incomplet. La raison même de la manifestation de ce monde matériel a été le désir d’une vie complète, d’une vie qui révélerait plus pleinement encore tous les aspects et toutes les possibilités de l’esprit.

 

Ces deux choses, l’esprit et la matière, procurent une ivresse à l’homme. Car la matière aussi enivre l’homme quand il s’absorbe dans la vie matérielle. Et il en est enivré chaque fois qu’il s’adonne aux plaisirs que le monde lui offre. Ces plaisirs l’enivrent même à tel point qu’il oublie toute autre chose. Et les plaisirs ne sont pas seuls à l’enivrer: s’il s’absorbe dans la poursuite des choses matérielles, s’il se dit par exemple qu’un jour il veut être riche et qu’il se lance à la poursuite de la richesse, cette poursuite pourra l’enivrer tellement que toute sa vie passera dans la recherche du gain sans que jamais il n’en jouisse. Quant à celui qui travaille du matin au soir dans l’obligation de gagner son pain quotidien, même celui-là est enivré par son effort. Et ce peut être une ivresse où l’on ne jouisse de rien qui donne un bonheur même passager, cependant l’on y consacre toutes ses forces et l’on oublie qu’il existe autre chose au monde. Il y a des millions d’êtres qui vivent aujourd’hui dans cet état.

 

Ainsi l’homme qui poursuit uniquement l’une ou l’autre, qui s’adonne ou bien à la vie de la matière ou bien à la vie de l’esprit, est absorbé, enivré, par cette vie. Mais si un être humain veut être vraiment humain, s’il veut être équilibré, il doit donner une part de sa vie aux choses matérielles et une part de lui-même à la vie spirituelle. La vie matérielle est nécessaire pour un être humain; s’il n’en avait aucune, il ne serait tout simplement pas un être humain sur cette terre. Évidemment il y a des êtres qui ont un tel désir de la vie spirituelle qu’ils disent adieu au monde, qu’ils s’en vont dans un lieu solitaire, ou dans un couvent, et qu’ils ne veulent plus rien savoir du monde. Ceux-là raccourcissent et diminuent leur vie sur la terre afin de s’absorber plus complètement dans la vie de l’esprit. C’est une vie qui élève très haut, c’est une vie qui peut donner un grand pouvoir, un grand bonheur; mais c’est une vie incomplète. C’est aussi une vie qui expose celui qui l’a choisie au danger d’un changement subit. Il se pourra, s’il a commencé sa vie de cette façon, qu’un désir s’éveille un jour en lui: le désir de la vie de cette terre. Il pourra y avoir en lui un regret de n’avoir pas connu tel ou tel aspect de cette vie; un jour, il pourra penser: "Pourquoi étais-je sur cette terre si je n’ai pas connu la vie de cette terre? Un jour, je devrai m’en retourner là d’où je suis venu. Pour quelle raison n’y suis-je pas retourné tout de suite?". Et il se demandera si vraiment il a bien choisi.

 

Les Soufis ont toujours cherché à équilibrer leur vie. Ils ont cherché à rendre la vie complète, à être avant tout humains; et ce n’est pas chose facile. Il y a un poète soufi qui a écrit: "Que dire des difficultés de la vie s’il n’est même pas facile pour un être humain d’être humain?". C’est la première chose que le Soufi cherche: il se dit que l’être humain contient en lui tout ce qui existe au ciel et sur la terre, que chaque être humain, par conséquent, a non seulement un royaume en lui-même, mais qu’il a un univers en lui-même, que cet univers lui appartient, qu’il doit le connaître et qu’il doit faire le meilleur emploi de tout ce qu’il contient. Par conséquent, il cherche à développer son moi autant que possible; il cherche aussi à vivre en harmonie avec son entourage, avec les autres hommes; il cherche à rendre service à chacun car il se dit que nous ne vivons pas sur la terre pour y vivre seuls. Si la solitude était notre destinée, si nous devions la choisir, cette manifestation qui nous entoure et dont nous faisons partie serait bien inutile; ce monde tout entier avec tous les êtres qu’il contient serait inutile puisque l’Être Unique, Qui s’est manifesté sous ces diverses formes, vivait auparavant dans Sa solitude; Il ne connaissait que Son existence unique et indifférenciée; par conséquent, si ce désir s’est élevé en Lui de Se manifester et si, à la fin, ce désir a résulté en la création de ce monde avec tous les êtres qui y vivent, avec tous ses aspects qui sont tellement intéressants d'observer, c’est pour que nous vivions avec d’autres êtres, que nous vivions au milieu de tant d’autres vies. Et si parfois c’est une chose qui nous pèse, ou qui nous semble une entrave plutôt qu’un objet d’intérêt, qui nous semble un fardeau plutôt qu’une chose capable de nous donner du bonheur, cependant telle est notre destinée.

 

Par conséquent, c’est en connaissant bien la vie, c’est en donnant satisfaction à tous les désirs de l’être humain, c’est en accomplissant tous les souhaits que nous faisons dans la vie, que nous vivons une vie complète.

 

Et qu’arrive-t-il par le fait de vivre une vie complète? Il arrive qu’un être humain parvienne à une phase où il devient plus ou moins indifférent. Tous n’arrivent pas à cette phase, mais c’est un développement naturel, une phase où l’être humain se dit: "Mais je ne souhaite plus rien, je ne désire pas tellement cette chose ou cette autre chose". A ce moment, il peut tourner son attention vers d’autres êtres auxquels il peut apporter quelque chose, qu’il peut aider, avec lesquels il peut sympathiser.

 

Pour revenir au sujet de l’esprit et de la matière, tous nous connaissons la matière, elle est notre expérience de tous les moments; nous n’avons pas besoin de faire un effort pour connaître la vie de la matière; et tous nous connaissons aussi la vie de l’esprit, mais nous n’en sommes pas toujours conscients; c’est cette conscience que nous devons éveiller en nous, pour que notre vie soit complète.

 

Comment éveille-t-on la conscience de l’esprit? C’est en prenant plus profondément conscience de la vie de la matière, en nous et autour de nous. Si un être se trouve isolé dans un endroit solitaire, s’il est immobile et silencieux, il commence à sentir que quelque chose vit en lui-même ou bien autour de lui; s’il se trouve dans une forêt, il commence à sentir que les arbres aussi vivent, et qu’il y a en eux aussi une conscience, une conscience qui est vie en elle-même. Et cette vie qu’il sent aussi en lui est la vie de son esprit. Si l’on peut cultiver cette disposition d’esprit, l’on n’aura pas besoin de se réfugier dans une solitude, ni d’aller au fond des bois. L’on pourra trouver la solitude en soi-même. Et quand on l’aura trouvée, la conscience de la vie de l’esprit s’éveillera. Elle donnera d’abord une vie puissante; elle donnera ensuite la paix, et elle s’élèvera au-dessus de ce monde matériel, qui tant de fois semble s’écrouler sur nous, qui quelquefois nous pèse tellement.

 

Si un être connaît la vie de l’esprit, il sent que toute cette matière n’est pas au-dessus de lui, ne constitue pas un fardeau qui pèse sur lui et l’écrase. Il se rend compte qu’il est au-dessus de tout cela, qu’il a une vie à part de tout cela, et que c’est sa vraie vie; qu’il est essentiellement détaché de la vie matérielle qui n’est qu’une phase de son expérience, qu’il vit autre part, qu’il est toujours autre part, et qu’il lui suffit d’éveiller cette conscience qu’il vit autre part pour se trouver libéré de la préoccupation constante des choses matérielles accumulées, qui sont la condition de sa vie ici-bas.

 

Les poètes soufis ont quelquefois parlé de cette expérience en la comparant à l’expérience que l’on éprouve quand on entre dans un beau jardin où l’on se sent à l’aise, où l’on se sent loin du bruit et de toutes les frictions, de tous les heurts, de tous les malaises de la vie matérielle.

 

Plus on cultive la conscience de la vie de l’esprit, plus elle prend de l’extension en nous. De sorte que pour ceux qui savent entrer dans cette conscience, il est très facile de tourner momentanément le dos au monde matériel, et de tourner la face vers la vie de l’esprit. D’abord cela demande un très grand effort, l’on se dégage difficilement de toutes les impressions matérielles que l’on a reçues constamment pendant toute sa vie sur la terre; mais une fois que l’on est arrivé au point où l’on peut les oublier, ne serait ce que pendant un moment, pendant ce moment, l’on s’en abstrait entièrement.

 

Quand l’être humain est capable de partager son existence entre les exigences de la matière et les besoins de la vie de son esprit, alors, de cette façon, la vie devient complète, elle devient équilibrée, puisqu’ainsi il vit dans l’esprit et qu’il vit aussi en contact avec la matière.

 

-oOo-

 

L'Esprit et la Matière

  L'ivresse

 

Présentation La Musique du Message Accueil Textes et Conférences Lexique
Accueil

E