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Murshida Sharifa Lucy Goodenough


L'IDÉALISME

Murshida Sharifa Lucy Goodenough


 

L'idéal est un besoin de l'âme humaine, du cœur humain. Quand il n'a aucun idéal, un être humain se sent perdu; peu importe la nature de ce qu'il cherche, ce qui lui est nécessaire est d'avoir un idéal.

 

L'homme commence généralement sa vie en cherchant autour de lui sur la terre ce qu'il pense être un idéal. Il s'attend à le trouver tout près de lui dans sa propre vie et ce qu'il trouve le déçoit; peut-être croit-il pendant un moment que l'idéal est atteint, qu'il est enfin en présence de l'idéal, mais après un certain temps il voit qu'il n'en est rien; il s'aperçoit que cet idéal qu'il avait espéré parfait est en défaut. Que son idéal ait été un objet matériel, un accomplissement quelconque, un bonheur qu'il aurait voulu connaître ou un ami exceptionnel, cet idéal s'est brisé et il en reste désemparé, se disant: "C'est un malheur qui n'arrive qu'à moi qui me frappe. Ce en quoi j'avais placé tout mon espoir m'a déçu. Comme je suis malheureux, excessivement malheureux!". Et sans doute pense-t-il qu'ailleurs son idéal doit exister et que d'autres ont plus de chance que lui. Et puis, ce qu'il pensait être son idéal l'ayant désappointé, il passe à une autre expérience, à la recherche d'un nouvel idéal dans la vie autour de lui. Et là aussi, après un certain temps, il arrive à une déception.

 

C'est un moment très dur dans la vie d'un être humain que ces déceptions, parce que non seulement il lui est arrivé une chose désagréable, mais tout ce qu'il avait édifié dans sa pensée, dans son imagination, s'est écroulé. Il lui arrive alors peut-être de penser et d'espérer que dans un avenir plus ou moins proche, l'humanité parviendra à un état idéal, à un état où l'on pourra rencontrer le bonheur sur la terre. Ou bien il se réfugie dans la croyance qu'il y eut des époques où l'on trouvait des conditions idéales, l'âge d'or. Et il pourra encore se dire: "Quand j'aurai quitté cette terre de déceptions, d'amertume, je me trouverai dans une sphère, dans une condition où tout est calme et bonheur. Ou peut-être même, grâce à mon évolution, pourrai-je parvenir ici- bas à susciter cette sphère?". Mais il n'arrive pas à amener cette sphère; et s'il est assez sage, il se rendra compte en observant la vie avec attention que rien ne répond à notre attente à moins que nous ne construisions nous-mêmes ce qui peut répondre à l'aspiration de notre cœur. En d'autres termes, si nous ne construisons pas nous-mêmes un idéal, il n'existera pas pour nous.

 

Dans un Chala du Vadan, nous lisons:

Cherchez-vous un être idéal?
Un tel individu n'est jamais né.
Si vous persistez cependant à en chercher un,
vous devrez le créer de votre propre imagination.

 

Cette voie qui cherche à former un idéal par l'imagination consiste en un travail constant "d'ajouter"; c'est le chemin de l'idéalisme, le seul qui donne du bonheur à l'âme. Il faut beaucoup de courage pour y persévérer, il faut une grande foi.

 

Et comment s'y prend-on pour construire un idéal en dépit de ce que le monde nous montre, qui est le contraire de l'idéal? C'est en contemplant la beauté, en orientant l'esprit vers ce qui est beau, beau aussi bien dans le monde des formes que dans tous les domaines du sentiment et de l'esprit. Mais ce qui arrive le plus souvent c'est que tandis que l'esprit et le cœur se tournent naturellement vers la beauté, ce qui manque de beauté frappe davantage les yeux, fait davantage impression sur nous et nous en venons à penser constamment à cette chose qui nous a offusqués; par là nous la gravons dans notre esprit, sa vision entre profondément dans notre cœur. Le résultat en est que le cœur reproduit d'autres images semblables à celle-là, des tableaux de même nature que ceux qui nous ont choqués. Si malgré cela nous pouvons orienter notre esprit vers la beauté, la beauté se reflétera en lui et ensuite dans notre cœur et il commencera à refléter cette beauté, à en prendre la nature. C'est comme lorsque l'on se promène dans un beau jardin, que l'on regarde les fleurs, le bel arrangement des pelouses, des massifs: l'on en sort plus heureux, plus content. Mais si l'on se met à contempler des choses laides, par exemple une rue négligée, vilaine, l'on s'abaisse vers ce niveau. De même si l'on regarde une chose avec la volonté d'en voir les côtés faibles, si l'on observe un être avec la volonté de reconnaître ses défauts, l'on en verra sûrement beaucoup. Mais si l'on s'attache surtout aux beaux côtés d'une nature, si l'on peut apprécier ce qu'il y a de beau, de bon dans un être humain, l'on en fera un domaine dans lequel le cœur et l'esprit de celui qui aura agi ainsi vivront. C'est cela qui construit un paradis, ce monde intérieur créé par un être humain pour lui-même. Ce n'est pas un lieu ou une sphère où nous trouvons toutes préparées toutes formes de beautés qui dépassent l'imagination. C'est à nous de le construire; et nous faisons ainsi constamment notre paradis ou notre enfer. C'est pourquoi le Christ a dit: "Rassemblez des trésors qui ne passeront pas; rassemblez des trésors dans le Ciel plutôt que sur la terre". Ce sont ces trésors qui forment le Ciel.

 

Un conte oriental raconte qu'un jeune disciple se trouvant près de son maître demanda à celui-ci: "Maître, je désirerais tant voir le paradis! On m'en a beaucoup parlé. J'aimerais aussi voir l'enfer". Le gourou répondit: "Votre vœu sera satisfait. Mettez-vous dans la pièce à côté et méditez pendant dix minutes". L'élève entra dans la pièce et commença à méditer. Au bout de dix minutes il revint voir son instructeur qui lui demanda: "Avez-vous bien médité? Avez-vous médité sur l'enfer?" - "Oui, mais je n'y ai rien vu - répondit le disciple -ni flammes, ni diables, ni serpents, ni lac rempli de goudron; il n'y avait rien du tout". "Bien - dit le gourou - maintenant restez dans cette pièce et recommencez à méditer". Et cette fois, ce fut le paradis qui fut l'objet de la concentration. Au bout de dix minutes, il rejoignit l'instructeur qui lui demanda s'il avait bien médité. Il répondit: "J'ai pensé au paradis mais je n'ai rien vu. C'était comme un grand champ; il n'y avait pas d'anges, pas de harpes d'or, pas de cours d'eau, pas de belles fleurs et pas davantage de chants célestes. Il n'y avait rien de tout cela". Cette expérience était bien naturelle: pour le paradis ou pour l'autre endroit il faut rassembler ici ce qui fera notre paradis ou notre enfer. Quand ce monde physique ne sera plus autour de nous, nous vivrons dans ce monde que nous aurons fait par notre concentration volontaire ou involontaire, et il sera beau et heureux dans la mesure de ce que nous aurons rassemblé. Si à présent nous maintenons constamment devant nous un idéal, nous verrons cet idéal sous un aspect de beauté; mais c'est à nous de le former; ce n'est pas un ange qui nous en fera cadeau, non pas, nous devons le préparer nous-mêmes. Alors non seulement le monde à venir deviendra par notre contemplation un monde de beauté, mais nous en jouirons dès ce monde présent, malgré tous les manques existant dans ce monde et toutes les blessures qu'il pourra nous infliger. Et cela ne dépend que de nous.

 

L'on pourrait demander: "N'est-il pas vrai qu'une âme sensible, éprise de beauté, est plus vite et plus profondément désappointée qu'une autre?". C'est vrai, mais cette âme est aussi plus capable qu'une autre de construire son bonheur elle-même, car il lui est plus facile de construire un idéal.

 

Pour soutenir l'idéal deux choses sont nécessaires: l'imagination pour ajouter constamment à sa beauté et la bonne volonté pour faire travailler l'imagination dans ce sens. En l'absence de bonne volonté, cet idéal changera d'aspect: au lieu de montrer ce qu'il a de meilleur, il montrera quelque aspect contraire.

 

L'idéal naît de l'amour. Sans amour il n'y a pas d'idéal et quand l'amour fléchit, l'idéal disparaît. C'est pourquoi notre idéal ne peut pas être donné à quelqu'un d'autre, car chacun est attiré par une certaine forme de beauté, de bonté et de bonheur. A ce propos l'on peut citer l'histoire de Majnoun et de Leïla. Majnoun était un tout jeune homme qui aimait Leïla depuis l'enfance de l'amour le plus tendre. Mais ils étaient de race différente, de sorte que les parents étaient mécontents de ce sentiment réciproque et qu'ils cherchaient sans cesse à éloigner les jeunes gens l'un de l'autre. Un jour, un ami de la famille de Majnoun lui dit: "Mais cette Leïla que tu aimes avec tant de constance n'est pas plus belle que d'autres!". Majnoun répondit: "Pour voir Leïla il faut avoir les yeux de Majnoun". Ces "yeux de Majnoun" sont les yeux de l'idéalisme, des yeux qui voient la beauté.

 

Cela ne veut pas dire qu'un idéaliste ne soit pas capable de voir les ombres du tableau, car ce que l'on aime, on le connaît d'autant mieux car on l'observe d'autant plus à fond. Celui qui aime un être humain le connaît par ses beaux et ses mauvais côtés, et bien plus que celui qui se tient à distance ou le regarde avec indifférence. C'est une erreur de croire, comme on a tendance à le faire aujourd'hui, que l'on connaît mieux un objet ou un être si l'on en reste à distance. C'est même un enseignement que l'on donne aujourd'hui à la jeunesse: "Ne vous approchez pas trop près - dit-on - de l'objet de votre étude. Étudiez le à distance en tâchant de rester indifférent; restez neutre"

 

Cependant l'expérience de chacun peut lui enseigner le contraire. Celui qui s'efforcerait de rester neutre ne pourrait jamais dire; "Je n'avais pas encore connu le plaisir de me trouver dans un si petit bateau sur la vaste mer", ou bien: "Je ne me suis jamais senti aussi attiré par la nature et je ne l'ai jamais mieux comprise qu'à ce moment où je me suis promené dans cette grande forêt". A quelqu'un qui s'efforcerait de rester neutre, toute une part de l'expérience, et souvent la plus précieuse pour lui-même, échapperait. C'est par l'amour de la nature, d'un objet ou d'un être qu'on les connaît vraiment, avec leurs beautés et leurs défectuosités. Seulement, au lieu de mettre un voile entre soi et ce que l'on regarde et dont on fait l'expérience comme celui qui s'efforce à l'indifférence, on peut jeter un voile sur les mauvais côtés et s'attacher à faire ressortir les beaux côtés.

 

Si l'on ne vit pas dans ce monde avec une grande indulgence on finira par être malheureux. Certes l'on pourra être heureux tant qu'impatiemment l'on recherchera un objet, mais quand on aura atteint cet objet l'on sera déçu, car aucun objet n'est aussi beau que l'on voudrait qu'il soit. Ainsi, à moins que nous n'ayons en nous cet amour qui surmonte et dépasse tout ce qui abîme les choses dans notre propre cœur, l'objet désiré que nous avons atteint sera comme un verre cassé entre nos mains.

 

La différence d'attitude entre celui qui voit tout en beau et celui qui voit tout en laideur est extrêmement petite: c'est comme se tourner d'un côté ou bien de l'autre côté. Mais la différence d'effet que cela produit est immense, car de ces deux attitudes, l'une élève, donne le bonheur, transforme en beauté; l'autre rend mécontent et apporte l'amertume et une perpétuelle agitation.

 

Mais tandis qu'au fond de lui-même chacun est orienté vers la beauté, à la surface il est arrêté par tous les défauts dont il est conscient. Il en résulte un conflit avec lui-même. Le cœur dit: "Je ne souhaite que le bonheur, la beauté" et l'esprit dit: "Voyez quelle laideur il y a là!". Et ainsi le cœur s'agite, s'insurge contre ce qui le prive du bonheur qu'il attendait de la vie. C'est pour cela qu'a été donné l'enseignement du Christ: "Ne résistez pas au mal", ce qui veut dire: "Ne permettez pas que votre cœur s'insurge contre le mal qu'on lui fait. Il ne ferait ainsi qu'enfoncer l'épine plus profondément en lui. Qu'il supporte plutôt avec douceur, c'est le moyen de priver le mal des souffrances qu'il cause. Car en s'opposant à lui on le fortifie et en le négligeant, on le prive de ses forces". L'on constatera souvent qu'un être qui voudrait se quereller, qui est disposé à se disputer, mais qui ne rencontre de contradiction de la part de personne, répète deux ou trois fois ses arguments, puis son attitude perd de sa force et finalement il ne dit plus rien. Mais s'il avait trouvé une opposition devant lui le conflit aurait pu durer une heure et demie. De même en est-il de tout ce qui agite notre cœur: en le négligeant, en le supportant, on l'affaiblit, on diminue l'impression que cela fait sur nous-mêmes.

 

S'il y a un aspect de la vie qu'il serait important d'observer, dont il serait très utile de se rendre compte, c'est l'immense effet que produit sur l'être humain l'impression qu'il a reçue et qu'il garde constamment en lui. Car, à la longue, il devient cette impression. Quelqu'un qui a reçu une impression de peur et qui la garde en lui finit par devenir la peur, par être la peur; celui qui garde le courage en lui-même devient le courage même. Celui qui cultive en lui l'impression de la patience et de la douceur devient patience et douceur.

 

C'est à nous de choisir l'impression que nous souhaitons avoir. Choisir celle qui nous paraît la plus belle et la retenir en nous, c'est lui donner la vie, c'est créer un idéal qui pourra nous accompagner pendant toute notre vie, un idéal qui fera le bonheur de notre existence.

 

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Le Chemin de l'Idéal

  L'idéal

 

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