Parfois dans la vie, à certains
moments critiques, il y a une question qui se pose à nous: à qui
peut-on se fier?
Chaque âme, en commençant son
chemin, est comme un petit enfant qui se fie à chaque objet qu'il voit
devant lui. Le feu est un jouet qu'il voudrait prendre dans sa main, les
petites feuilles vertes sur l'eau croupie d'une mare forment un gazon
sur lequel il voudrait marcher. Pour chaque âme il en est ainsi quand
elle est encore sans expérience. Puis vient pour elle le moment où ce
qu'elle croyait être un terrain ferme cède sous ses pas, où l'objet
qui lui paraissait si beau la brûle, et elle se demande: "Y a-t-il
quelque chose de solide où l'on puisse s'appuyer, quelqu'un à qui se
fier?". Quand les choses ne sont pas telles que nous voudrions
qu'elles soient, quand les êtres humains n'ont pas répondu à notre
attente, la déception est amère. Cependant c'est une déception que
chacun est appelé à ressentir dans la vie. Mais chacun ne réagit pas
de la même façon. Le premier mouvement d'un cœur manquant d'expérience,
d'un cœur encore puéril lorsqu'il a connu une telle déception avec
une personne est de se tourner vers une autre en se disant; "Si je
n'ai trouvé que faiblesse, que mare d'eau mouvante au lieu du roc
solide que je cherchais, un autre être me donnera cet appui, cette
sûreté dans l'amitié que je n'ai pas trouvée". Mais celui dont
les yeux de l'esprit sont plus ouverts, dont le cœur n'est pas aveugle,
comprendra que telle n'est pas la nature de la vie. "Rien n'est
comme je le souhaite" se dira t il "je ne peux nulle part mettre le
pied sur un sol ferme; partout le terrain est prêt à s'écrouler; ce
que je croyais beau et durable est beau un moment, puis cela change, la
beauté ne s'y trouve plus".
Il se peut alors que l'amertume
envahisse l'âme, il se peut que l'être blessé rentre en lui-même,
ferme son cœur à toutes les impressions qui viennent du dehors et dont
il craint de recevoir une blessure. C'est alors que le cœur devient
froid; d'abord ce n'est qu'en surface, mais à la fin il s'endurcit; il
ne vibre plus; et quelle valeur la vie a-t-elle lorsque le cœur ne peut
plus vibrer à rien?
Heureux sont ceux en qui s'est
éveillé tôt un idéal qui les élève au-dessus de cette vie en
laquelle nous nous mouvons; un idéal qui la remplit du matin au soir,
un idéal de l'Être Parfait au-dessus de ce monde. Et il vaut mieux
pour eux, en effet, que cet idéal s'éveille tôt, parce qu'il est
difficile de le créer plus tard. Il était facile de le faire quand
l'être était encore malléable, alors qu'il n'avait pas encore reçu
sa formation définitive.
Comment crée-t-on l'idéal de Dieu?
Est-ce en disant: "Je me fie à Dieu; Dieu me donnera ce que je
souhaite"? Mais est-il vrai d'affirmer que Dieu n'est que
toute-bonté et miséricorde? Car alors les déceptions, les
souffrances, d'où viennent-elles? Est-ce Dieu qui les envoie? Est-ce
que nous les créons nous-mêmes? Telles sont les questions qui viennent
à beaucoup d'esprits sincères lorsqu'ils commencent à vouloir
s'élever vers l'idéal. Or si quelqu'un s'examine à fond, scrute son
propre être, il dira: "Je vois en moi des bonheurs et des
chagrins; je vois ce qui est sûr et ce qui est changeant, instable,
incertain. Si Dieu existe, alors il m'envoie l'un et l'autre. Mais ce
qui se trouve au fond de mon cœur, c'est ce désir de beauté qui y est
toujours; c'est ce désir, cette aspiration vers la beauté. Et s'il y a
quelque chose qui brise mon aspiration, qui l'empêche de persister,
c'est que rien n'y répond, que rien ne correspond à ce que j'avais
tracé dans mon esprit. Malgré cela le désir de beauté, de bonheur,
est toujours dans mon cœur et rien de ce qui arrive ne peut le faire
disparaître entièrement. Je sens même que le faire disparaître, ce
serait un suicide, ce serait impossible".
S'il y a quelque chose qui permet
d'atteindre le vrai secret de la vie, c'est de se plonger dans cette
aspiration vers la beauté, dans cette aspiration au bonheur qu'on
appelle l'idéal. Celui qui maintiendra devant lui cet idéal de
beauté, cette conception de beauté, non pas en rêveur qui pense à ce
qui est irréalisable, mais en idéaliste qui permet à cette beauté de
s'épanouir en dedans de lui, sera heureux du seul bonheur qui puisse
exister en cette vie. Si nous fixons nos yeux sur ce que nous avons
idéalisé, cela croîtra, s'étendra, deviendra plus profond, plus
vivant, se manifestera davantage à nos yeux, à notre cœur, à notre
esprit, à notre âme. Au contraire si nous nous arrêtons aux heurts,
aux blessures de la vie, nous ne verrons plus que tristesses et
laideurs. C'est un chemin à parcourir, c'est une voie. Le paradis
consiste en cette beauté que nous-mêmes cherchons, créons, maintenons
en la gardant dans notre âme, en la faisant s'épanouir dans notre cœur.
Il n'y a pas d'autre paradis que celui-là.
Il y a aussi une attitude qu'une âme
peut être tentée de prendre, une expérience qu'elle est tentée de
faire lorsqu'elle se rend compte que la vie lui apporte des déceptions
dans ses amitiés, ses relations avec les autres, c'est de décider:
"Je vais dominer la situation; je rétablirai cette amitié, je la
rendrai ferme, j'éliminerai entre nous toute pensée d'antagonisme, de
mauvais vouloir". C'est une belle attitude, un beau projet, mais
quelle présomption! L'expérience nous fera connaître en cela notre
propre imperfection encore mieux que celle des autres. Comme il est dit
dans le Vadan:
Aucune
prétention, aussi grande soit-elle, ne peut t'égaler mon moi
mystérieux;
Pourtant il se peut que tu ne te montres pas digne
de la plus mince déclaration que tu aies faite.
Notre moi n'est ni meilleur ni plus
mauvais que d'autres. Seulement il est notre territoire, notre royaume,
et c'est en lui seulement que nous pouvons amener l'état que nous
voulons, plutôt que dans le moi des autres. L'influence que nous
pouvons avoir sur les autres est petite, mais sur nous elle est
infiniment grande. Et c'est en ce moi que nous pouvons faire les plus
grandes découvertes, que nous pouvons trouver cette étincelle divine
qui est cachée dans toute âme, et que nous pouvons la faire croître.
Cependant l'idéalisme est-il un but
en lui-même? Non pas. C'est un chemin à parcourir; c'est un chemin qui
rend la vie heureuse au lieu de la laisser devenir par notre négligence
et par l'absence de cet idéal une chose malheureuse et pleine de
déceptions.
Dans ce chemin l'âme commençante, le
cœur débutant est comme quelqu'un qui, voyant un beau jardin, y admire
les fleurs et les fruits mais n'apprécie pas beaucoup les arbres qui
ont perdu leurs feuilles ni les fleurs qui sont fanées. A mesure que la
vision s'élargit, les mêmes choses qui semblaient dépourvues de
beauté en gardent pourtant le reflet. L'arbre n'est pas seulement beau
quand il a revêtu son feuillage au printemps ou quand en été il nous
abrite du soleil; il est beau en automne, en hiver; il est beau dans sa
maturité, dans la promesse de son printemps et aussi quand il perd ses
forces. Si on veut la regarder ainsi, la vie entière est belle, mais si
on ne le veut pas, la chose la plus parfaite montre son point noir: elle
ne dure pas.
Il dépend de nous non seulement
d'accepter la vie dans tous ses aspects et toutes ses phases, mais
encore de l'aimer. Si l'on cherche ce qui est nécessaire dans la vie,
ce n'est pas la confiance, c'est l'amour. Quand on aime quelqu'un, on
accepte ses défauts.
Il n'en est pas autrement dans la
relation de l'âme avec Dieu. L'amour de la vie fait que tout y paraît
beau. L'amour de Dieu fait que les coups que Dieu pourra nous donner,
les malheurs que Dieu pourra nous envoyer sont non seulement acceptés
mais que nous parvenions à les trouver beaux en eux-mêmes.
Une personne disait à Murshid (Inayat
Khan): "Je suis indifférente à la douleur physique, il m'est
égal d'en souffrir. Mais à présent j'aimerais arriver à l'état où
la douleur morale me serait indifférente". L'état de sainteté
semble en effet un état où les êtres seraient indifférents, comme
insensibles. Au contraire les êtres saints sont infiniment sensibles.
Mais pour eux la douleur et le bonheur sont une seule et même chose,
c'est l'expérience par laquelle ils doivent passer.
Il n'y a qu'un seul moyen grâce
auquel l'âme puisse sentir ainsi, c'est l'amour de la vie dans son
ensemble, de tout ce qui est, c'est l'acceptation dans laquelle il y a
une joie. Quand Pir-o-Murshid (Inayat Khan) souffrait terriblement, il
disait: "Ce sont des rayons, des lueurs de Sa Miséricorde".
Ces mots faisaient sur moi une très grande impression. A l'époque, je
ne les comprenais pas pleinement. Mais on peut comprendre par là que,
dans la pleine Miséricorde Divine, dans la Grâce, dans l'Amour en sa
plénitude, ces expériences sont les rayons atténués de la
Miséricorde et de la Grâce. Et puis chaque souffrance est une
purification. L'âme qui l'accepte reconnaît cette vérité. Dieu lui
accorde bienfaits ou souffrances; ces dernières sont les expériences
ardues par lesquelles il faut passer. Ce sont les unes et les autres
différentes phases de l'amour de Dieu.
Cette purification par la souffrance
est aussi un très grand don. L'on peut comprendre ainsi pourquoi le
saint baise les mains qui lui jettent des pierres, il y voit les mains
de son Dieu qu'il adore.
Mais s'il est un chemin qui mène à
l'accord parfait avec Dieu, c'est la voie qui consiste dans le désir
constant de la beauté au fond de notre cœur, qui consiste à garder
toujours vivante cette plante de la beauté, ce sentiment d'amour envers
une beauté parfaite. C'est cela qui peut projeter ses rayons sur le
chemin de la vie et en faire un chemin de beauté et de bonheur.
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