Par le mot "sommeil", nous
entendons que nous nous voilons du monde dont nous sommes conscients
d'habitude. Mais nous ne comprenons pas que, lorsque nous sommes
éveillés, nous nous voilons d'un autre monde qui, en fait, est plus
réel, que c'est l'être réel qui est ainsi voilé. La différence
entre l'état de veille et l'état de sommeil est que, lorsque nous nous
voilons de ce qui est réel, nous disons: "Je suis éveillé",
et quand nous nous voilons de ce qui est irréel et illusoire, nous
disons que nous sommes endormis.
La raison de cela est que dans l'état
où nous sommes conscients de toutes choses extérieures, nous pouvons
désigner ceci ou cela, ou tel ou tel objet dont nous ne doutons pas.
C'est ce qui nous fait dire que nous sommes éveillés; c'est parce que
nous reconnaissons les objets autour de nous. Mais, pendant que nous
sommes endormis, nous pensons que nous rêvons; nous ne savons pas où
nous sommes ni ce que nous faisons. En réalité, c'est à ce moment-là
que nous faisons l'expérience de notre vie réelle.
En quoi notre vie réelle
consiste-t-elle? Elle consiste en bonheur naturel, en paix et en pureté.
Par pureté, j'entends que notre cœur, notre esprit, notre intelligence
sont purs de tous les tourments, angoisses, peines et souffrances du
mental; purs de l'amertume et de la douceur tels que nous les éprouvons
en ce monde; en ce monde où notre cœur reflète sans cesse ces choses et
nous apporte les souffrances qui s'y rapportent.
Quelle valeur possède la paix que nous
procure le sommeil! On ne peut s'en rendre compte avant d'avoir
ardemment attendu un sommeil qui ne peut venir. A pareil moment, l'être
comprend que tout ce que l'on peut posséder en ce monde est digne d'être
sacrifié à la paix qu'apporte le sommeil, au bonheur que nous y
éprouvons. Tous les plaisirs du monde n'offrent qu'une lueur de ce
bonheur qui est en nous, en notre être intérieur. Dans notre vie
extérieure de tous les jours, ce bonheur est comme s'il était enterré.
S'il vient un moment où l'âme fait l'expérience du bonheur, c'est celui
où nous sommes endormis. Le peu de bonheur que nous éprouvons en ce
monde n'est pas réel, ce n'est qu'une ombre; nous le nommons "plaisir",
tandis que nous n'appelons pas ainsi le vrai bonheur dont nous faisons
l'expérience par notre lumière naturelle, car nous ne savons pas ce que
c'est. Seulement nous en gardons les effets, et l'être se sent heureux
lorsqu'il vient de s'éveiller après un bon sommeil.
La paix que nous ressentons durant le
sommeil ne peut se comparer avec celle que nous éprouvons sous forme de
tranquillité dans un siège confortable, sur un divan ou sous forme de
confort matériel dans la maison ou ailleurs. La vie dont nous faisons
l'expérience durant le sommeil est au-delà d'un mur, d'un mur de prison:
les chagrins et les maladies de ce monde sont en prison pendant ce
temps. Dans l'état de veille, nous sommes en prison; notre vie est
malheureuse. Quand nous sommes profondément endormis, nous sommes
libres. Au moment où le sommeil vient à l'être qui se trouve dans la
peine et la souffrance, celui-ci laisse derrière lui toutes ses
maladies. Il est à ce moment au-dessus de toutes les souffrances, de
toutes les douleurs. Cela prouve que pendant le sommeil, l'homme fait
l'expérience d'une vie qui est au-dessus de cette existence mortelle.
Quoique l'homme fasse chaque jour
l'expérience du sommeil, il ne la réalise pourtant jamais comme la plus
grande bénédiction de sa vie jusqu'à ce qu'il ait souffert d'en manquer.
L'homme ne tient aucun compte de toutes les bénédictions naturelles. Ne
les regardant pas comme des bénédictions, il reste mécontent. Celui qui
pourrait voir la bénédiction dans la vie elle-même, serait si
reconnaissant que tout ce qui pourrait lui manquer dans la vie
extérieure lui semblerait insignifiant. La bénédiction intérieure est
tellement grande en comparaison de ce qui manque dans le monde
extérieur! A vrai dire, il n'y a aucune comparaison entre les deux.
Tout cela montre que le développement
qui aide l'avancement d'un être le long du chemin spirituel consiste à
ne pas chercher au-delà des voies naturelles du mystère du sommeil. Une
fois ce mystère résolu, la question plus profonde du culte intérieur est
aussi résolue. L'explication des choses est tout le temps si proche, et,
néanmoins elle est en même temps si loin de notre atteinte!
En termes soufis, il y a cinq stades
de développement: Nàsùt, Malakùt, Jabarùt, Lahùt et Hàhùt.
Nàsùt est
la conscience qui est dépendante de nos sens. Quoi que nous voyions par
le moyen des yeux, ou que nous entendions par le moyen des oreilles,
quoi que nous sentions et goûtions, toutes ces expériences que nous
acquérons par le truchement du corps matériel, nous prouvent que tout
cela est un plan particulier de conscience ou un mode particulier de
conscience.
Malakùt est
un autre stade de la conscience, se manifestant à travers notre plan
mental. Grâce à cette conscience plus élevée, nous faisons
l'expérience de la pensée et de l'imagination, qui sont au-delà de
nos sens. Il nous arrive très souvent de ne pas remarquer quelqu'un qui
passe, tant nous sommes absorbés dans un certain sujet. Bien que les
oreilles soient ouvertes, nous ne pouvons entendre, bien que les yeux
soient ouverts, nous ne pouvons pas voir. Qu'est-ce que cela signifie?
Cela signifie que la conscience est en train de faire, à ce moment-là,
l'expérience de la vie sur un plan différent. Bien que l'on soit assis
là avec les yeux et les oreilles ouverts, la conscience est sur un
autre plan et travaille avec un corps différent.
Le plan de Malakùt, chaque
individu en fait l'expérience non seulement quand il est absorbé dans
ses pensées, mais aussi dans les rêves. Au moment où les divers
organes des sens se reposent, le mental est libre de travailler, et il
travaille avec l'aide du même mécanisme qu'il a employé pendant
l'expérience de la condition de Nàsùt. En d'autres termes,
toute expérience que l'homme amasse pendant le jour est recueillie
pendant la nuit, et le mental travaille avec ce mécanisme; quoi que ce
soit qui ait été amassé pendant le jour est au travail pendant la
nuit. C'est ainsi que si une personne a eu une impression de peur, la
peur se manifestera dans ses rêves sous des formes diverses; si une
personne a eu une impression d'amour, l'amour apparaîtra dans les
rêves sous des formes variées; s'il s'agit de succès, le rêve
montrera le succès sous des formes différentes. Ainsi le mental
prépare un masque pour chaque impression qu'il reçoit, il prépare une
apparence extérieure pour elle: c'est ce qui permet de comprendre la
signification des songes.
Supposez par exemple qu'une personne
aille voir un homme sage en disant: "J'ai vu des fleurs dans mon
rêve; quel va être le résultat?" L'homme sage répondra:
"Amour, bonheur, succès". Pourquoi? Parce que celui
qui est sage sait que le mental se travestit lui-même et travestit ses
imaginations en quelque chose de beau quand quelque chose de beau est
sur le point d'arriver, et en quelque chose de laid quand quelque chose
de mauvais doit survenir.
Pourtant, ce n'est pas la seule forme
dont le mental se pare afin de vous dire que vous allez avoir une bonne
ou une mauvaise expérience. Il y a aussi la conséquence naturelle des
choses, il y a l'action et la réaction: ce que nous prenons du monde
extérieur est préparé dans le mental, et celui-ci réagit sous une
autre forme qui nous donne une sorte de clef grâce à laquelle on peut
comprendre ce que sera le prochain pas. Sous cette forme, c'est un
avertissement.
Il n'est nullement besoin de prendre
comme un avertissement, dans le sens spirite, ce genre de rêve et de
prétendre qu'un esprit, un fantôme ou un ange est venu pour vous
raconter le futur. C'est votre propre mental qui se déguise lui-même
en esprit, en fantôme ou en ange, en toute forme que vous désiriez
voir venir à vous, ou en toute forme qui vous soit familière. Il ne
viendra jamais sous une forme qui vous soit étrangère et telle que
vous ne l'ayez jamais connue; il viendra seulement sous une forme à
laquelle vous êtes habitué. Par exemple, si vous voyez un chien avec
des ailes, c'est tout de même la forme d'un chien qui vous est
familière; c'est seulement le mélange ou la combinaison des formes qui
est curieuse; bien que les ailes soient attachées au chien, la forme
n'est pas vraiment nouvelle, vous voyez quelque chose que vous
reconnaissez.
En réalité, le rêve est l'état du
mental sous deux aspects différents. Quand le mental n'est pas
expressif mais réceptif et n'agit pas dans un rythme positif mais
négatif, alors ce mental devient visionnaire. Ce mental est visionnaire,
qui est capable de capter en lui la réflexion de n'importe quel mental
qui tombe sur lui. Ainsi, il peut capter la réflexion d'une personne
vivante ou du mental d'une personne décédée, ou d'une personne
avancée spirituellement ou d'une personne très ordinaire: le mental
est là, ouvert, comme une parcelle de sol incultivée que quelqu'un
peut transformer en ferme ou en jardin; il peut y semer des graines de
fleurs ou seulement des graines de plantes à épines.
Cela fait comprendre que des gens
puissent avoir dans leurs rêves des expériences différentes de celles
qu'ils ont eues dans leur vie éveillée. Quand les gens disent:
"J'apprends quelque chose de mes rêves; ils m'inspirent; j'ai
reçu de nouvelles idées, de nouvelles leçons dans mes rêves",
c'est parce que leur mental a été exposé à l'impression donnée. Un
mental ouvert de cette manière aux impressions peut aussi bien
refléter une impression satanique qu'une impression angélique, une
mauvaise aussi bien qu'une bonne: il est ouvert à tout ce qui lui
vient. Une telle personne peut aussi bien être égarée qu'être
aidée. Le résultat, par conséquent, n'est bon qu'autant que les
impressions auxquelles le mental répond sont bonnes.
Alors quelle est la voie dans laquelle
on peut être sûr d'avoir le mental concentré sur de bonnes choses et
ainsi recevoir de bonnes impressions? Il y a trois choses à
considérer.
En premier lieu, on doit être capable
d'éloigner toutes les pensées en perpétuel changement qui viennent
dans le mental. L'on doit développer cette force mentale, cette
volonté qui éloignera toutes les pensées qui viennent pendant la
concentration et qui tiennent le mental hors de l'objet sur lequel on le
concentre.
En second lieu, le mental doit se
fixer sur l'objet qu'il aime. Si l'on n'éprouve pas d'amour pour
l'Être Divin, pour Dieu, si l'on n'a pas d'idéal, alors c'est
certainement difficile, car cela ne peut être accompli par l'intellect.
Une personne intellectuelle en reste à demander à d'autres: "Sur
quoi est-ce que je vais fixer mon esprit? Sur quel objet? S'il vous
plaît, dessinez-le moi ou montrez-moi où il est". C'est l'amant
de Dieu dont le mental ne peut errer nulle part sauf aller directement
à Dieu.
Enfin, la pureté mentale est
nécessaire. Le mental doit être pur de toute crainte, de tout tracas
ou anxiété et de toute espèce de fausseté, car tout cela fait écran
entre le mental et la vision de Dieu. Le mental empli de foi, d'amour,
de pureté et de force, une fois qu'il est fixé sur l'idéal de Dieu,
recevra l'enseignement, l'inspiration et l'avis de façon directe, et
pour chaque cas rencontré dans la vie.
La simple leçon de toutes les
religions en chaque époque, l'essence de toute religion et philosophie,
sont contenus dans ces mots: "Allez et tenez-vous devant Dieu avec une
simple foi, tenez vous devant Dieu comme un petit enfant"; et alors
dites: "Je ne sais rien, je n'ai rien appris, je suis seulement comme
une coupe vide attendant d'être remplie. J'ai seulement l'amour à Vous
offrir, et parce que c'est trop peu, je demande davantage d'amour. J'ai
seulement la foi, et pourtant c'est trop peu, aussi demandai-je qu'elle
soit fortifiée et développée pour qu'elle devienne assez forte pour me
soutenir devant Vous. J'ai besoin de pureté, mais je ne la possède pas,
ou du moins si je l'ai, c'est seulement Votre Essence qui est au-dedans
de mon être et je désire la garder aussi intacte que possible. Je viens
comme un simple enfant sans aucune connaissance qui m'appartienne,
laissant de côté tout doute, toute question ou quoi que ce soit qui
pourrait venir entre nous". Voilà l'essence de la religion.
C'est si simple que même un enfant
pourrait y parvenir s'il le désirait. Il n'a pas besoin de beaucoup
d'instruction pour y arriver; une fois qu'on le lui a expliqué, il
comprendra. Et nous non plus, nous n'avons pas besoin d'instruction ou
de grandes connaissances intellectuelles pour le faire.
En allant un peu plus loin, au-delà
du plan de Malakùt, cela nous mène au plan de Jabarùt, le
plan de la conscience où l'expérience est semblable à celle d'une
personne plongée dans un sommeil profond, sans rêves, dont on dit
qu'elle est profondément endormie. La bénédiction qu'on y trouve est
encore plus grande. Dans cette plus haute expérience, c'est l'Être
même de Dieu par lequel nous faisons l'expérience de la vie, de la
paix et de la pureté qui sont au-dedans de nous. De plus, tandis que
chacun peut faire l'expérience de cette bénédiction pendant le
sommeil, la personne qui suit le chemin du développement spirituel en
fera l'expérience en étant pleinement éveillée. Les yogis appellent
cet état Sushupti. Cette joie de la vie, de la paix et de
la pureté, les mystiques l'éprouvent avec les yeux grands ouverts,
étant pleinement éveillés. Les autres ne peuvent la toucher que
pendant le sommeil profond.
Une expérience plus avancée encore
de la conscience est Lahùt. Elle élève une personne du plan
matériel au plan immatériel. Dans ce plan, l'état de sommeil profond
n'est pas nécessaire. Il y a une plus grande paix, une plus grande joie
et une plus grande proximité de l'Essence qui est appelée divine. En
termes chrétiens, ce stade est appelé Communion. En termes
védantiques, il est appelé Turiya-Vashta, et le pas qui suit
celui-ci est appelé Samâdhi, qu'on peut décrire comme
l'immersion en Dieu. En d'autres termes, à ce stade, nous plongeons
dans notre moi le plus profond: Dieu est notre moi le plus profond. Il y
a ici la capacité de plonger si profondément que nous touchons notre
être le plus profond qui est la demeure de toute Intelligence, Vie,
Paix et Joie, et où les tracas, la crainte, la maladie ou la mort
n'entrent pas.
Hàhùt est
l'expérience qui est le but de tout mystique suivant le culte
intérieur. En termes védantiques, ce stade est appelé Manan;
l'équivalent dans la terminologie chrétienne est l'Union.
A partir de ces considérations, l'on
peut voir que le travail de l'Ordre Soufi est de tendre à anoblir
l'âme. Quand nous sommes initiés dans l'Ordre Soufi, nous prenons le
chemin de l'anoblissement de l'âme. Il ne s'agit aucunement de faire
des prodiges, de communiquer avec les esprits, d'accomplir des miracles
ou de développer des pouvoirs psychiques ou magnétiques, de
clairvoyance ou de clairaudience, ni rien de ce genre. Le seul et unique
but est de devenir humain, de vivre une vie saine, d'essayer
d'améliorer les conditions morales de sa propre vie, d'anoblir son
caractère et d'envisager non seulement nos propres besoins mais aussi
ceux de nos voisins et de nos amis. Notre travail est d'essayer de
développer cette étincelle qui est en chaque âme, dont la seule
satisfaction réside dans l'amour de Dieu et l'approche de Dieu, avec
l'espérance d'avoir quelque jour un aperçu de cette Vérité dont on
ne peut rien dire en paroles.
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