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Que peut-on dire de
l'initiation ? |
Le titre de cette causerie serait mieux libellé de la façon suivante : « Qu'est-ce qu'un mourîd pourrait dire concernant l'initiation ? » C'est un titre qui semble bien prétentieux après ce que nous avons entendu venant de Murshid et de Murshida Sharifa ! Pourtant, j'aimerais quand même essayer de dire quelque chose. Vers la fin de sa vie, Murshid avait raconté un de ses rêves à quelques mourîds. Murshid avait rêvé qu'il se trouvait au milieu d'une société de nains, de tous petits hommes, et il en était très étonné. Il essayait de leur parler, mais ils s'enfuyaient de lui, parce qu'ils avaient peur. Et Murshid en était très triste. J'ai souvent pensé depuis à ce rêve. Et il me paraît très significatif. Voyez-vous, notre monde occidental s'est fait une idée de l'être humain complètement rétrécie, tronquée, réduite. Pour résumer cette idée, un être humain réussi est un être qui naît, doit grandir pour apprendre la compétitivité (dans quelque domaine que ce soit), réussir au mieux dans sa vie socioprofessionnelle, jouir de sa retraite et mourir, point final. Ne croyez pas que je fasse de la caricature, C'est la manière dont on éduque aujourd'hui les jeunes, c'est l'image que l'immense majorité des gens a dans la tête concernant ce qu'est un homme qui réussit sa vie. Mais par rapport à ce que peut atteindre l'homme, c'est véritablement en faire un nain. Nous ne sommes pas nés pour rester des nains. Nous sommes nés ici-bas pour évoluer du nain jusqu'à l'être qui a réalisé Dieu, jusqu'à atteindre ce degré que Murshid appelle l'être Dieu-réalisé : the god-realised man. Et si l'on n'a pas compris que l'initiation est une porte qui mène à cela, alors on n'a rien compris à l'initiation. Donc, chers amis, ayant beaucoup vu, m'étant observé moi-même et ayant observé de nombreuses personnes dans ce mouvement Soufi, si divers et quelquefois si étonnant, et ayant beaucoup réfléchi, j'aimerais vous entretenir ce matin d'un certain nombre de réflexions supplémentaires qui me sont venues au long des années au sujet de l'initiation. La première chose qui me vient à l'esprit, c'est ce que Murshid dit lui-même au sujet de l'enseignement qu'un maître donne à ses disciples. Murshid dit en effet qu'en Orient, un disciple commence son apprentissage sur la voie spirituelle en observant le comportement de son maître. J'ai eu le bonheur et la chance d'avoir reçu le Bayat, l'initiation, à l'âge de vingt ans, des mains de Mme. Detraux, l'une des premières mourîds françaises de Murshid. Or, au cours des années, je me suis rendu compte de l'influence qu'Yvonne Detraux elle-même avait eue sur ma destinée, de l'impression profonde que j'en avais reçue. Et le plus étonnant est qu'il m'a fallu plus de vingt ans après son départ de ce monde pour en prendre conscience. J'ai essayé, à plusieurs reprises de décrire ce qu'elle était. Aujourd'hui, je dirai simplement qu'elle était toujours parfaitement naturelle, et qu'elle exprimait une sorte de justesse tranquille en tout ce qu'elle faisait et disait. Je l'ai vue répondre avec un tel détachement simple à un personnage autoritaire et assez brusque qui l'interpellait, que ce dernier en est resté une seconde désarçonné, la bouche ouverte. J'entends encore son rire amusé, si bienveillant, quand un petit garçon pris par son jeu, dans un square, la bouscula et lui envoya sa locomotive en bois dans les jambes. Minuscules incidents, certes, mais c'est par eux que l'on juge du caractère d'un être. Et puis, c'est la seule personne que j'ai bien connue qui m'ait donnée cette impression de regarder comme de haut la vie, les incidents et les difficultés par lesquelles elle passait, et pourtant rester intacte, non troublée. Cela aussi, voyez-vous, rencontrer et observer une telle personne, fait partie du chemin de l'initiation. La seconde chose que j'ai remarquée au cours de mes pérégrinations dans le mouvement Soufi, c'est que la plupart des mourîds ne comprennent qu'à moitié, pour ne pas dire au dixième, la portée et le caractère de l'initiation qu'ils ont reçue, (et parfois de l'initiation qu'ils donnent....). Pourquoi en est-il ainsi ? Parce qu'il y a au moins deux aspects à l'initiation. Le premier est un aspect formel : le candidat est simplement admis dans l'Ecole Esotérique, l'Ordre Soufi. Cela correspond à ce que, dans certaines confréries Soufies traditionnelles, l'on fait dépendre de la silsila el ouerd, qu'on peut interpréter comme « la chaîne du chapelet » ; autrement dit les exercices, les directives et les enseignements traditionnels transmis au mourîd, tout ce qui concerne pourrait-on dire le côté exotérique de l'Ecole Esotérique, de l'Ordre. Le second aspect est sacré et intérieur. Il dépend de ce qu'on appelle dans ces confréries la silsila el baraka, la chaîne de la Baraka. La Baraka signifie l'esprit, la note, la vibration particulière, l'effluve sacrée qui vient comme un courant de bénédictions du Fondateur de cet Ordre Soufi, et qui à travers lui vient de Rassoul, le Prophète, et par le Rassoul vient de Dieu. Par ce lien le mourîd est lié à l'Esprit Divin, à sa protection et à sa lumière. Ce second aspect dépend complètement de la liaison consciente et indissoluble développée par l'initiateur grâce à sa concentration sur le Fondateur de la confrérie, et donc en ce qui nous concerne, sur Murshid. C'est cela seul qui permet la transmission de cette Baraka, de cet esprit, qui par le souffle sera déposé comme une graine dans le cœur du mourîd. Et ce second aspect dépend aussi de la réceptivité et de l'esprit de dévotion du mourîd, et de la confiance qu'il a en son initiation. La plupart du temps, le mourîd n'est d'ailleurs pas conscient sur le moment de ce qu'il reçoit, et peut n'en devenir conscient que bien après. Mais c'est néanmoins entré et cela reste caché dans son cœur, et c'est plus tard que cela se découvrira et se fortifiera. Mais souvent, cette dévotion et cette confiance sont presque absentes au début, et le nouveau mourîd pense qu'il est simplement reçu, de façon purement formelle, dans l'Ecole qu'il désire rejoindre. C'est une des raisons pour lesquelles il y a plusieurs initiations dans notre Ecole. On suppose par-là que le mourîd sera de plus en plus ouvert et prendra de mieux en mieux la bonne attitude et une meilleure réceptivité aux vibrations et influences spirituelles, et qu'il comprendra donc de mieux en mieux ce qu'est Bayat, l'initiation dont il bénéficie. Le signe que ce second aspect, cet aspect hautement sacré de l'initiation est hélas souvent méconnu même de certains initiateurs dans notre Ordre Soufi est que l'on entend certains dire : « mes mourîds », comme s'ils étaient les siens propres. C'est ignorer la vraie nature de l'initiation, qui est en réalité le lien avec Rassoul, le Fondateur, le Messager, vivant dans les sphères éternelles et cependant prêt à bénir, à protéger et à inspirer les âmes qui viennent à Lui. L'initiateur n'est rien qu'un canal offert pour laisser passer ce courant de la Baraka, comme l'initiation n'est rien qu'un contact établi entre l'initié et l'esprit du Messager, c'est-à-dire l'Esprit divin. Murshida Goodenough s'est un jour fâchée et a sévèrement averti une mourîd qui avait signé sa lettre : « votre mourîd ». Murshida lui a dit : « Souvenez-vous que vous êtes la mourîd de Pir-o-Murshid Inayat Khan et de personne d'autre ». Mais tout ce qui précède ne contredit en rien les devoirs personnels de l'initiateur envers ceux qu'il a initiés, devoirs qui lui sont dûment rappelés. La troisième chose que je voudrais dire se situe sur un plan plus général. Pour l'initié, l'initiation est comme une clé qu'on lui met entre les mains. Il a cette clé, mais il peut s'en servir ou non. Qu'ouvre cette clé ? Une porte, évidemment. Depuis les temps de l'antique Egypte, les Ecoles spirituelles qui en proviennent (dont les Ecoles Soufies) disent qu'il y a ainsi douze portes successives. La question c'est : à quoi mènent ces portes ? Mènent-elles à des visions ou à des pouvoirs extraordinaires ? Dans les papyrus égyptiens trouvés sur certaines momies, celles de rois initiés et de prêtres, il est question de rencontrer des dieux successifs et de plus en plus glorieux et puissants. Avant de passer la douzième et dernière porte, celle qui mène à l'Union divine, l'initié est accueilli par ces mots significatifs : « Donc, « Donc, salut au
possesseur des clefs du Mystère ; « Donc, salut à ce
roi d'un empire intérieur, « Donc, « Donc, « Donc, salut par
millions de saluts à la Forme resurgie divine, « Passe, tu es pur. On pense, et les Egyptologues pensent aussi, que ces papyrus sont censés être pour l'esprit du mort, un aide-mémoire pour guider ses pas dans le monde d'après-vie. Mais pour ceux qui ont quelque notion de la vie spirituelle, c'est évidemment aussi un enseignement mystique déjà suivi dans la vie terrestre. Il s'agit donc bien de rencontrer des dieux, mais quel chemin avant d'y parvenir ! (« Salut à ce roi d'un empire intérieur », etc.). Et d'ailleurs que sont les dieux ? Les dieux sont avant tout pour l'adepte des influences spirituelles, douées de signification et de puissance, dont cet adepte prend connaissance et même s'incorpore au cours de son chemin. Pourtant à l'extérieur sa destinée, n'en est pas transformée, elle reste pour lui ce qu'elle était et le monde aussi ; c'est l'être de l'adepte qui change à l'intérieur de lui-même. Comme le dit Murshid, c'est son point de vue qui change, son point de vue sur lui-même et son point de vue sur le monde. Ainsi sa destinée extérieure n'est pas changée, elle est seulement transfigurée. Un esprit terre-à-terre ne comprendra pas et dira que c'est se donner beaucoup de mal pour pas grand-chose. Mais les esprits terre-à-terre oublient généralement que nous sommes des créatures subjectives, et que ce qui est subjectif a finalement beaucoup plus d'importance pour nous que les circonstances extérieures. Pour en revenir à nous, simples mourîds, l'initié peut donc se servir de cette clé qu'on lui a mise entre les mains ou ne pas s'en servir. Comment s'en servir ? D'abord par la bonne volonté que l'on met à changer soi-même. Bien souvent en effet, l'on rencontre des gens sincèrement attirés par la spiritualité, mais qui pensent que l'initiation consiste à apprendre quelque chose de nouveau qu'on ajoute à ce qu'on sait déjà. Autrement dit, ils ne savent pas encore comment se servir de la clé. Donc, il ne s'agit pas d'apprendre quelque chose de nouveau, mais de changer à l'intérieur de soi. C'est pour la plupart d'entre nous un long, très long chemin. Car une autre illusion, c'est de croire que l'initiation va nous permettre de raccourcir nos efforts, et même de pouvoir court-circuiter nos difficultés grâce à des exercices, ou par l'aide des prières de notre initiateur. Il y a certes l'importance des exercices. Il ne s'agit pas d'en faire beaucoup, il faut les faire régulièrement et bien, aussi simples qu'ils paraissent. Ces exercices, avec l'aide et les conseils de l'initiateur, à quoi mènent-ils ? Murshid nous dit : « Ce que le maître enseigne est la communication intérieure. C'est un art. Vous pourriez demander ce que signifie la communication intérieure. Du matin jusqu'à la nuit nous communiquons avec la vie extérieure à l'aide de nos cinq sens. Mais ce faisant nous manquons toujours cette expérience de la communication intérieure, de sorte que tout ce qui est au-dedans nous demeure fermé. Pour lever ce voile et voir ce qui est au-dedans, on enseigne la communication intérieure. Les Soufis l'appellent : « rasa'yan », et pour ce « rasa'yan », ils ont donné l'initiation dans le chemin spirituel ». Et Murshid nous dit aussi : « L'initiation que le murshid donne au mourîd est comme l'appel du lion dans la fable. Le lac est le cœur. Quand on commence à chercher dans le cœur, on trouve le soi, dont on n'avait pas connu pleinement le secret ». Ainsi tous ces moyens sont une aide, bien sûr, mais il faut comprendre aussi que le maître principal qui nous attend dans la vie extérieure est la vie elle-même, les circonstances autour de nous, dont Dieu, l'Esprit de Guidance, se sert pour nous faire avancer. La manière dont nous les vivons constitue aussi la part de travail personnel que nous pouvons faire dans le chemin spirituel. Et ces circonstances constituent un test, un examen. La façon dont nous y réagissons nous prouve jusqu'à quel point nous avons changé de peau, pour reprendre l'image de la première causerie, jusqu'à quel point nous avons vaincu nos faiblesses, nos découragements, et aussi jusqu'à quel point les progrès que nous pensions avoir accomplis sont ou bien vrais, ou bien encore à accomplir. Elles nous font parfois passer par un chemin très dur, très épineux. Mais si nous y réagissons comme il faut, ces épines, tout en nous blessant, nous aident à changer de peau, comme un serpent s'accroche à des aspérités pour muer. Ces épines nous débarrassent d'un ego plus grossier, de sorte qu'un ego meilleur peut apparaître. Le chemin spirituel, chers amis, est un chemin de longue patience et persévérance : ce n'est peut-être pas très intéressant pour notre curiosité intellectuelle, mais c'est ainsi et l'on n'y peut rien. Et cela m'amène au quatrième point que je voudrais développer, et pour cela écoutons d'abord ce que nous dit à nouveau Murshid : « La
particularité de l'école Soufie est qu'elle utilise l'humanité comme voie
principale d'avancement spirituel. Maintenant, chers amis, ne prenez pas en mauvaise part ce que je vais vous dire, mais prenez-le plutôt comme un thème de réflexion. J'ai entendu un jour un mourîd qui disait : « Pourquoi les Soufis ne se conduisent-ils jamais comme des Soufis ? » Et il y avait aussi autrefois, dans le jardin de Fazal-Manzil (la maison de Murshid à Suresnes) des fleurs de soucis aux pieds de l'escalier, et un jour, en descendant, une mourîd a dit tristement en montrant ces fleurs : « Voilà bien l'image de ceux qui se prétendent Soufis : des couleurs, mais pas de parfum ; ce sont des gens qui ont le cœur froid ». Je me permets de vous rapporter ces propos pas très agréables à entendre parce que c'est une chose à laquelle il faut faire très attention. Nous agissons et nous réagissons souvent de manière instinctive, tant les vieilles habitudes de l'ego sont tenaces. Nous aimons telle personne et telle autre ne nous est pas sympathique, même entre nous, entre mourîds, et nos réactions le prouvent. Nous trouvons ces sympathies et ces antipathies naturelles car nous ne comprenons pas qu'elles sont seulement un phénomène de l'ego. Nous n'avons pas à nous laisser aller avec indulgence à nos sympathies et antipathies irraisonnées. Elles ne sont naturelles qu'à l'ego inférieur, non pas à celui que nous voulons atteindre. Et « le dressage de l'ego », auquel les Gathas nous exhortent est précisément un combat contre ces comportements instinctifs. Et puis la vie est telle que souvent nous nous sentons offensés par une réflexion maladroite de nos amis, nous sommes déçus, et parfois matériellement perdants, parce qu'ils n'ont pas agi vis-à-vis de nous comme nous voudrions qu'ils aient agi, etc., etc. Mais si nous sommes sans indulgence, sans pardon, si nous leur en voulons et continuons à leur en vouloir, sommes-nous des mourîds ? Si nous ne faisons pas la plus grande attention à ne blesser personne dans notre groupe et en dehors de notre groupe, sommes-nous des mourîds ? Ne croyez surtout pas que je vise quelqu'un en particulier. Nous sommes tous faillibles, moi le premier. Mais Murshid aurait voulu que ses élèves, ceux qui se réclament de son enseignement, deviennent comme un noyau de fraternité harmonieuse qui puisse, à terme, faire tache d'huile, si l'on peut dire, et influencer peu-à-peu la société autour d'eux. Sommes-nous ce noyau de fraternité pleine d'harmonie, d'indulgence et de pardon ? Il ne s'agit pas seulement de « faire du bien » autour de soi, d'aider seulement les gens d'une façon matérielle. Il s'agit d'abord de ne pas leur faire de mal, physiquement c'est évident, mais aussi moralement, psychologiquement. Chers amis, faisons attention à ne blesser personne et à ne jamais léser personne ; et croyez-moi, c'est une pratique excessivement difficile. Mais c'est peut-être cela qui nous fera le plus avancer vers notre but spirituel, quelle que soit la forme que ce but prendra pour nous, et nous fera même avancer davantage que toutes les pratiques et toutes les lectures et toutes les dévotions et toutes les introspections. Pour finir je voudrais citer cet Alankara du Vadan : « Mon moi
réfléchi : C'est une dure chaîne jetée sur l'ego, et pourtant il est bon de se rappeler cette exhortation dans bien des circonstances de la vie. Cela fait partie de l'entraînement du nafs mouta'inna, de l'ego qui commence à réfléchir et à réfréner ses impulsions, de l'ego qui est, n'est-il pas vrai, chers amis, le nôtre à tous, à nous qui sommes réunis ici dans ce Séminaire pour tâcher d'aller de l'avant dans notre chemin béni. Et qu'à cela Dieu et l'amour de notre Murshid nous vienne en aide.
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