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Conclusion
Mémorial de Murshida Sharifa Goodenough Elise Schamhart et Michel Guillaume |
Au terme de ce Mémorial, qu’avons-nous appris ? Nous avons approché un être d’exception. A travers cet être d’exception, nous avons peut-être aussi mieux compris, perçu, qui était Pir-o-Murshid Inayat Khan, car c’est par les meilleurs de ses disciples qu’on peut apprécier la grandeur d’un Maître, car comme le dit l’adage : on reconnaît l’arbre à ses fruits. Et puis le parcours intérieur de Sharifa Lucy Goodenough nous a montré divers aspects de la vie et des expériences qui attendent une âme qui s’engage sur le Sentier, pourvu qu’elle ait l’aspiration, le courage et la foi nécessaires. Nous avons aussi appris qu’un être humain peut parvenir à ce point où il exprime comme un reflet divin par sa lumière, par ses qualités plus qu’humaines – et pourtant si magnifiquement humaines – de pardon des offenses, de grand amour pour les âmes qui s’adressent à lui parce qu’elles sont perdues dans les chemins emmêlés de leur existence et aveuglées par leur propre obscurité, et qu’il aide par son esprit de sagesse et sa profonde vision des choses de la vie. Et par son espoir au milieu des pires circonstances, il montre que la victoire, si elle n’est pas de ce monde n’en est pas moins éclatante et certainement riche de prolongements salutaires pour ceux et celles qui cherchent et chercheront, à leur tour, la lumière. Cependant si le contenu de ce Mémorial peut servir à instruire, à encourager, à inspirer, ceux qui ont un idéal spirituel, la vie et le parcours de Sharifa Goodenough ne peuvent guère servir d’exemple à suivre servilement, aveuglément. Chaque être humain, qu’il aille vers les hauteurs ou reste à ras de terre, étant unique par son tempérament propre, son atavisme, les circonstances de sa vie, fait un parcours au long de cette vie qui lui est particulier et reste inimitable. Si donc il part à la recherche du but spirituel, il doit faire sa propre route et laisser sa propre trace.
Alors quel serait l’essentiel, le noyau, le germe le plus vivant de l’enseignement qu’elle nous ait légué au terme de son voyage sur cette terre? Il nous semble qu’elle-même l’a défini dans les paroles suivantes, prononcées dans une conférence du 6 Novembre 1932, et qui sont le reflet évident de son expérience et montrent le principe qui a gouverné sa vie. Cette conférence est intitulée : « Le disciple ». « On s’étonne souvent que les Maîtres soient si rares, alors que leurs disciples paraissent nombreux. Mais ce n’est pas étonnant, car en fait, les disciples sont très peu nombreux. Il y a beaucoup d’élèves, beaucoup d’aspirants, mais trouver un disciple est une éventualité rare. Et ceux qui sont devenus des Maîtres le sont devenus parce qu’ils ont pu être disciples. Les Maîtres même, lorsqu’ils sont devenus maîtres, sont disciples, disciples non d’un seul Maître, d’un seul être, mais de tous : ils savent apprendre de tous, ils savent placer devant eux chaque être qu’ils rencontrent comme venant de Dieu. Quelles conditions faut-il remplir pour être un disciple ? Il faut le renoncement total au moi. On peut prétendre renoncer à tout : à la propriété, à la sécurité, on peut bien dire que l’on accepte le dénuement, que l’on peut vivre seul, que l’on peut supporter le manque de tous les conforts de la vie, mais c’est une autre affaire de se priver de son moi, qui est le fond de notre orgueil, et c’est le premier et le dernier pas du disciple. Le disciple n’emploie pas sa faculté de
raisonnement pour ce qui lui vient de son Maître, pour peser et mesurer
ce qu’il dit ; non pas, il l’accepte comme un petit enfant, sans
critique, sans question. Il ne peut que se dire à lui-même : « Voici ce
que je viens d’apprendre », et il renonce au : « d’après ce que je sais…
», car l’attitude qui fait s’exprimer ainsi empêche d’être un disciple. Il y a l’histoire d’un Murshid entouré de nombreux mourîds qui l’écoutaient avec un intérêt religieux. Il leur dit un jour : « Il y a longtemps que je vis dans une même méditation, mais maintenant il me vient le désir d’aller me prosterner devant l’idole de la déesse Kali, au hideux visage ». Les mourîds furent effarés. Tous le quittèrent, à l’exception d’un jeune garçon. Au seuil du temple de la déesse, le Murshid lui dit : « Tous m’ont quitté ; ils ont peut-être raison. Veux-tu encore me suivre ? » - « Oui », répondit-il ; et ils se prosternèrent ensemble. Le Maître demanda ensuite : « Comment se fait-il que toi, un bon musulman, m’ait suivi ? » - « Vous m’avez enseigné que Dieu seul existe, que rien n’existe en dehors de Lui – répondit le disciple – cette idole est aussi une représentation de ce que nous adorons » . Cet élève devint le grand Soufi Moïn-uddin-Chishti, fondateur de l’Ecole Chishtia dont nous descendons. Il employa sa raison non pas contre ce que suggérait la conduite de son Murshid, mais, cherchant l’idée profonde de celui-ci, il réussit à le comprendre. C’est l’ego de l’homme qui entre en opposition
avec tous et même avec Dieu. Il s’oppose à sa propre âme qui est de
Dieu. L’âme désire la vie spirituelle, l’ego s’y oppose. L’ego veut
affirmer sa personnalité, l’âme, qui désire la lumière, en est
attristée, l’ego projette son ombre sur elle, il se tient comme un
rocher devant l’âme qui veut sa propre lumière. Parmi ceux qui sont attirés vers le Maître, il y a la masse qui désire seulement un rayon de sa lumière, et il y a ceux qui comprennent que l’homme a une vie intérieure, un être qu’il doit découvrir s’il veut réaliser toutes les possibilités de la vie. Ce sont ceux-là qui sont appelés à devenir ses disciples. On peut aussi se demander s’il n’est pas souhaitable d’avoir une personnalité bien marquée, et de pouvoir affirmer ses propres idées ? Ne regrettera-t-on pas un jour d’avoir perdu cette personnalité entre les mains d’un Maître ? Au contraire. Celui qui renonce ainsi gagne une personnalité beaucoup plus profonde parce qu’il a brisé les limites de son moi ; il est entré dans une conscience qui comprend un domaine beaucoup plus vaste. Le premier pas que l’on fait dans ce chemin est de renoncer à son individualité devant un seul être, le dernier pas, de s’anéantir devant Dieu. Cette idée ne nous plaît pas. Pour nous, c’est affronter le néant, qui est comme une mort, comme une chose qui nous fait cesser d’exister, et l’âme désire la vie. Mais s’il y a un anéantissement, ce n’est pas celui de l’âme, c’est celui de sa prison. L’ego, l’esprit de l’homme, son corps, sont les instruments de l’âme, qui n’est pas destinée à vivre en prison. Cet anéantissement signifie briser les barreaux de la prison comme on brise la cage de l’oiseau pour le rendre à son élément naturel. Il est plus facile d’oublier son moi devant un être chez lequel nous trouvons une force et une lumière qui nous attirent que de s’anéantir devant un Dieu inconnu, invisible, incompréhensible. Et puis, si dans un ciel que nous désirons pur, clair, il y a des nuages, nous disons : « Ce n’est pas le ciel de Dieu ». Ainsi est ce monde, dans lequel nous voyons tant d’erreurs, de laideurs, d’imperfections. Et si l’on nous affirme : « Dieu est dans tous les êtres humains », nous nous demandons aussitôt : « Alors pourquoi autant de défauts, défauts en chacun comme en moi-même ? Dieu est-il donc imparfait ? » Il est donc plus facile de placer devant nous un idéal sous l’aspect d’un Maître, d’un Messager ayant la forme humaine que de vouloir d’emblée reconnaître et réaliser Dieu. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas essayer de réaliser Dieu, en Le reconnaissant sous toutes les formes, en tous les êtres. Mais cette attitude ne devient vraiment possible que si l’on s’y est préparé en entrant dans la voie du disciple qui tient devant lui son idéal et non pas son moi, qui dit : « A partir du moment où j’entre dans cette voie, je désire avoir toujours devant moi l’objet de ma dévotion, je désire m’assimiler de plus en plus à lui afin que mon esprit reflète ce que j’estime et admire dans cet être ». Pour celui-là le chemin est ouvert pour qu’il devienne lui-même un Maître ». Pour tous ceux qui auront bien lu ces dernières pages, il paraîtra évident qu’elle y a dessiné son propre parcours.
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Quant à nous, nous avons essayé de peindre, dans ce Mémorial, son portrait le plus juste. Est-ce le portrait d’une « sainte » ? Mais qu’appelle-t-on « une sainte » ? Il y a dans ce terme tant de stéréotypes, de notions convenues, d’images toutes faites qui s’interposent entre la réalité d’une destinée spirituelle et notre imaginaire ! Murshida Sharifa fut un être de chair et de sang, et non pas un personnage de vitrail. De cette condition humaine, elle dut souffrir toutes les servitudes, toutes les épreuves. Et pourtant, avec un héroïsme, avec un courage plus qu’insignes, elle s’éleva de cette condition limitée jusqu’à l’Illimité, nous montrant, à nous les vivants des générations actuelles et futures, que sans être d’une dimension aussi exceptionnelle que celle de Pir-o-Murshid Hazrat Inayat Khan, une telle ascension nous est possible et que nous pouvons la tenter à notre tour. L’enjeu de cette entreprise était surhumain, mais la victoire ne fut pas moindre. Suresnes, Novembre 2011
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